À la vérité, on pouvait lui opposer la fragilité du pouvoir dans certains états démocratiques ; mais il répondait que le pouvoir était fragile, précisément parce qu’il était trop fort et trop concentré. Il ne faut pas confondre la stabilité avec la force. Lorsqu’un pouvoir est très concentré, il n’est qu’un point où l’on puisse l’attaquer, et si l’on triomphe, tout le reste s’écroule. On comprend l’extrême facilité des révolutions dans ces sortes de sociétés. En second lieu, plus un pouvoir est fort et étendu, plus il a de besoins à satisfaire, par conséquent plus il provoque d’inimitiés. Toutes les fois qu’on se mêle des intérêts des hommes, on est sûr de ne pas leur plaire. Pour une place vacante, a-t-on dit, un gouvernement fait neuf mécontens et un ingrat : de même pour une faveur à accorder, pour un intérêt à régler, pour un droit à protéger. En outre, plus le pouvoir s’étend, plus il encourt de responsabilité. On s’habitue à lui attribuer tout ce qui arrive. Si le pain est cher, c’est la faute du pouvoir ; c’est sa faute si les fleuves débordent, si la grêle détruit les moissons, si l’ouvrier n’a pas de travail, si la terre enfin n’est pas un paradis. Autrefois on s’en prenait à la Providence, on laissait les gouvernemens tranquilles ; aujourd’hui on n’importune plus la Providence, mais on s’en prend aux gouvernemens. Ainsi c’est précisément la force des pouvoirs qui amène les révolutions, et les révolutions à leur tour augmentent par mille raisons la force du pouvoir ; de là un cercle d’où il est difficile de sortir. Sans doute il est étrange de dire qu’un gouvernement périt parce qu’il est trop fort, car il est évident qu’au moment où il a succombé il était le plus faible ; mais c’est l’extrême concentration qui a permis de l’attaquer avec avantage sur un point unique, comme on s’empare d’un pays en prenant sa capitale.
Au reste, pour bien comprendre la pensée de Tocqueville et ne pas confondre des choses très distinctes, il faut remarquer qu’il peut y avoir deux sortes de despotisme dans les sociétés démocratiques : le despotisme politique, qui naît de l’omnipotence des majorités, et le despotisme administratif, qui vient de la centralisation. Quand il parle de l’Amérique, c’est le premier de ces despotismes qu’il craint pour elle et non le second ; quand il parle du second, c’est à l’Europe qu’il pense et non à l’Amérique ; Nul écrivain n’a été aussi sévère que Tocqueville pour la centralisation. Sans doute la centralisation n’avait pas manqué d’adversaires, mais elle les avait jusque-là rencontrés dans l’école aristocratique. Au contraire, l’école démocratique et libérale lui était très favorable ; c’est ce qu’il est facile d’expliquer. Comme le combat entre les deux écoles portait sur la révolution et ses conquêtes, ceux qui avaient été dépouillés cherchaient à restreindre l’idée de l’état, instrument de leur ruine ; ceux qui avaient vaincu voyaient dans l’état l’instrument de leur délivrance