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les grands publicistes observateurs ont été historiens. C’est là ce qui a manqué à Tocqueville, au moins dans son livre de la Démocratie. Il n’emploie que la première méthode, l’observation directe, et le manque absolu de comparaisons historiques est l’une des lacunes de son ouvrage. Plus tard, il a essayé de corriger ce défaut de son éducation première, et il était arrivé sur l’ancien régime à une érudition assez fine et assez rare, mais trop récente, et par conséquent toujours un peu incertaine. Au reste, ce défaut a ses compensations. La vue de l’auteur, moins distraite par les souvenirs historiques, est plus nette et plus décidée. Je me garde bien de comparer la Démocratie en Amérique à l’Esprit des Lois. Cependant il faut avouer que, dans le livre de Montesquieu, le nombre des faits et la masse des matériaux nuisent un peu à l’unité et à la clarté de l’ensemble. C’est une admirable analyse, qui n’a pas eu le temps de trouver sa synthèse. L’ouvrage de la Démocratie, dans des proportions moindres, a plus d’unité. L’auteur n’a pas vu autant de choses que son illustre maître, mais il a généralisé celles qu’il a vues. Dans l’Esprit des Lois, il y a en quelque sorte plusieurs ouvrages, dont chacun, pris à part, est un chef-d’œuvre, mais qui, réunis, forment un tout assez discordant, dont on discerne difficilement le centre et les limites.

M. de Tocqueville est un observateur, mais ce n’est pas un statisticien : il n’aime pas le fait pour le fait, il n’y voit que le signe des idées. Pour lui, rien n’était isolé, tout fait particulier s’animait, parlait, prenait une physionomie et un sens. Il aimait passionnément les idées générales, mais il les dissimulait si bien qu’un Anglais, auteur d’un livre intéressant sur les États-Unis, lui disait : « Ce que j’admire particulièrement, c’est qu’en traitant un si grand sujet, vous ayez si complètement évité les idées générales. » Il ne les évitait pas, loin de là ; mais il cherchait autant que possible à les incorporer dans les faits. D’ailleurs ses vues n’avaient jamais qu’un certain degré de généralité, et restaient toujours suspendues à peu de distance des faits et de l’expérience. Elles étaient ce que Bacon appelle des axiomes moyens, et non des axiomes généralissimes. C’est en cela surtout qu’il était original et se distinguait des autres esprits de son temps. À cette époque en effet, on avait le goût de la plus haute généralité possible dans l’interprétation des faits humains. C’était le temps de la philosophie de l’histoire, de la palingénésie sociale ; on expliquait les lois de l’humanité par les rapports du fini et de l’infini ; on traduisait Vico et Herder ; on se demandait si le monde marchait en ligne droite, en ligne courbe ou en spirale. C’est une chose remarquable de voir Tocqueville, si jeune alors, échapper à cette tentation, et retenir sur cette pente son esprit si généralisateur. Lui-même signale quelque part avec