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avec le succès inouï dont l’Europe est encore étonnée, à saisir les occasions favorables à l’exécution de ses desseins et à pousser jusqu’au, bout les bonnes chances que lui offrait la fortune. C’est par là qu’il a été, on peut le dire, pendant trois années l’homme d’état dirigeant de l’Europe. Il avait d’ailleurs toutes les parties aimables d’un esprit disposé à tout comprendre et d’un caractère tranquille et résolu. Les préoccupations personnelles n’offusquaient jamais sa spirituelle bonhomie : nulle pédanterie, nulle suffisance, aucune de ces irritabilités nerveuses qui font si souvent paraître le pouvoir, dans la personne de ceux qui le possèdent, sous des formes bien odieuses ou bien ridicules, et dans tous les cas fort mesquines. On ne saurait être plus tolérant et plus naturellement indulgent. Il entrait dans les raisons et dans les nécessités de position de ses adversaires ; il ne gardait pas le souvenir de ces critiques auxquelles les hommes publics sont exposés, et qui, dans le choc des libres polémiques, prennent un accent de vivacité souvent regrettable. Pour tout dire par un mot dont on excusera la familiarité, il avait une qualité sans laquelle il n’y a pas de vraie grandeur, il était bon enfant.

La mort de M. de Cavour est une perte douloureuse pour la cause libérale européenne. Qu’est-elle donc pour l’Italie ! On ne consolera pas cette nation renaissante par ces déclamations banales et ces adulations démocratiques ; il n’y a pas d’hommes nécessaires ; le grand homme d’état est mort, mais il reste un peuple. Pourquoi d’ailleurs se hâterait-on de distraire une nation de sa douleur au moment où disparait celui dans lequel ses intérêts s’étaient incarnés ? Sans doute la courte carrière d’un homme, compte pour peu de chose dans l’existence d’un peuple ; mais les hommes, grâce à Dieu, ne sont point des abstractions, ils pensent et ils sentent, et le sentiment est après tout le lien le plus fort des associations humaines. En pleurant un homme qui l’a servi, un peuple fait plus encore que de remplir un devoir et de donner un spectacle moral et salutaire : il se rend encore service à lui-même. Plus il mesure et reconnaît le vide laissé dans son sein par la grande âme qui s’est évanouie, et plus il s’encourage lui-même aux efforts qui lui sont imposés pour réparer une telle perte. Il y aurait de l’ingratitude et de la puérilité à se dissimuler l’affaiblissement que la mort de Cavour cause à l’Italie. Est-il possible de remplacer promptement ce qui avait été le fruit non-seulement des qualités personnelles les plus remarquables, mais des travaux et des succès d’une carrière de plusieurs années ? L’Italie en ce moment posséderait un second Cavour, qu’il faudrait bien du temps encore au successeur pour remplir l’héritage vacant. On n’acquiert pas en un jour ce mélange d’ascendant et de liant par lequel M. de Cavour réunissait autour de la même politique l’élite de la société et les masses italiennes. De quelque talent que l’on soit doué, il faut du temps pour se faire connaître et pour prendre en Europe l’immense autorité qu’y possédait M. de Cavour. Il faut que les Italiens s’avouent le mal dans toute son étendue. La mort de M. de Cavour est pour eux un double affaiblissement : elle les affaiblit au dedans