Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/998

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tonique. Esprit essentiellement progressif, il ne s’est point immobilisé dans la superstition des stériles routines ou dans la creuse déclamation des formules abstraites. Avant d’avoir lui-même la main dans l’action, il s’était informé avec une curiosité pénétrante et sagace des voies dans lesquelles marche aujourd’hui le monde. Il avait compris et accepté d’avance tous les développemens et toutes les exigences de la liberté. Il avait étudié les conditions de la vie économique et morale dès sociétés modernes. Dans l’action, l’un des principaux mérites de M. de Cavour est d’avoir montré un fait nouveau, sur le continent du moins : c’est qu’il est possible d’accomplir les plus grandes choses avec les procédés de la liberté. On a rapproché son nom de celui de quelques-uns de ces fameux ministres qui dominent l’histoire moderne de l’Europe pour l’avoir conformée à leurs desseins. On a eu raison par certains côtés, si l’on ne regarde qu’aux résultats extérieurs de son œuvre. M. de Cavour vient en effet de faire revivre sous nos yeux ces grandes figures d’autrefois qui passent pour avoir créé des peuples et remanié ou fondé des empires. M. de Cavour en peu d’années a rendu l’Italie indépendante et fait de la péninsule un grand royaume. Comme on eût dit dans l’ancien régime, il a prodigieusement agrandi la maison de Savoie, et il a transformé un souverain de troisième ordre en chef d’un grand royaume. Mais dans les procédés quelle différence et quelle nouveauté ! M. de Cavour est parti d’une idée patriotique ; sa cause était celle de l’affranchissement national. Il a senti, en homme pratique, qu’il fallait mettre au service de cette cause une force organisée, et cette force régulière et organisée, il l’a trouvée dans le Piémont, il l’a prise dans la solidarité historique qui lie la vieille maison de Savoie à la fortune de l’Italie. Ministre du roi de Sardaigne, il n’a point cherché un abri dans les mystères du despotisme ; il n’a pas demandé sa force au pouvoir arbitraire d’une dictature, il n’a pas croisé la baïonnette contre le parlement de son pays. Sa glorieuse innovation, celle pour laquelle non-seulement les Italiens, mais tout ce qu’il y a de libéral en Europe, ne témoigneront jamais à sa mémoire assez d’admiration et de reconnaissance, est de n’avoir voulu emprunter qu’à la liberté la force d’expansion et la force de cohésion qui lui étaient nécessaires. Assis sur le statut, retranché dans le parlement, il a répandu dans le Piémont les libertés à pleines mains. Certes d’autres avaient eu la conception de l’indépendance ou, si l’on veut, de l’unité de l’Italie ; mais avec quelle dextérité, avec quel bonheur il a pris soin d’enlever à des partis d’opposition ou à l’esprit de secte et de s’approprier, de façon à les rendre applicables et à leur assurer le concours d’une force organisée et régulière, toutes les idées vraiment nationales et tous les mots d’ordre justement populaires que les sectes, et les oppositions eussent compromis, si on leur en eût laissé le dangereux monopole ! Dans l’action, personne à notre époque n’a eu au même degré l’instinct de l’opportunité, personne n’a réuni tant de souplesse à des résolutions aussi fermes. Cet art qu’il avait mis à l’intérieur à fondre dans sa politique tous les élémens nationaux et populaires, il l’a déployé au dehors,