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Comme l’intérêt anglais était de soutenir en Syrie l’islamisme, partout l’Angleterre a habitué les musulmans à compter sur elle, à s’appuyer sur elle, à la croire leur alliée, j’allais presque dire leur complice. De même qu’à Damas, selon le témoignage de M. Robson, la populace musulmane croyait que les autorités turques voulaient l’extermination de la population chrétienne, de même dans le Liban les Druses se croyaient les associés et les coopérateurs de l’Angleterre. Un missionnaire anglais plein de courage et de charité, M. Cyrille Graham, était allé à Rasheya et à Hasbeya distribuer des secours aux chrétiens qui avaient survécu aux épouvantables massacres que les Druses avaient accomplis dans ces deux villes, sous les yeux d’une garnison turque. Il loge à Rasheya chez un des chefs druses ; mais les Druses, voyant M. Graham secouru, les chrétiens, s’irritent, et un autre de leurs chefs, Mohammed-en-Nazar, « dont le nom, dit M. Graham, n’est prononcé qu’avec horreur par tous les chrétiens, qui l’accusent d’avoir été le premier instigateur et le premier acteur des massacres, vint me trouver pour se plaindre, et il me parut dans la conversation qu’il était persuadé, comme la plupart des Druses, que le gouvernement anglais devait être extrêmement satisfait de ce qu’ils avaient fait, car ils croient que toute diminution du nombre des chrétiens doit nous être agréable comme affaiblissant l’influence française dans le pays. Je le détrompai bien vite, et je lui dis hautement que le monde civilisé était épouvanté de leurs attentats, qu’il n’y avait pas de peuple qui eût plus d’horreur que le peuple anglais pour leur conduite atroce[1]. »

En parlant ainsi, M. Cyrille Graham parlait assurément au nom de cette Angleterre humaine et chrétienne que nous honorons et que nous admirons de toutes nos forces ; mais parlait-il, pouvait-il parler au nom de l’Angleterre politique ? Celle-là, au lieu « de briser l’orgueil et le fanatisme musulmans, » ce qui est le conseil que donne M. Bran t. pour prévenir le retour des massacres[2], celle-là les a soutenus et encouragés depuis plusieurs années. Assurément elle ne croyait pas que ses encouragemens amèneraient d’aussi affreuses catastrophes. Mais quoi ! il est arrivé à la politique anglaise ce qui, selon lord Dufferin, est arrivé à la politique turque. Celle-ci, voyant les chrétiens grandir et prévaloir, a voulu les contenir et les réprimer à l’aide des Druses. Le jeu a été forcé.

Je conçois fort bien toutes les rivalités nationales ; mais il faut prendre garde aux instrumens que l’on prend. Quand sir H. Bulwer prescrit aux agens anglais de soutenir la prépondérance musulmane,

  1. Recueil anglais, p. 86, no 102.
  2. Ibid., p. 133, no 138.