Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/980

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

N’avoir pas de quoi vivre et avoir à craindre chaque jour d’être tué, est-ce en effet là un état supportable ? À Beyrouth au contraire, ils trouvent la garantie des drapeaux européens et les secours charitables de la bienfaisance européenne ; ils ont la sécurité, le sommeil et le pain : comment ne viendraient-ils pas à Beyrouth. Comment la Syrie intérieure ne se dépeuplerait-elle pas comme tous les pays livrés à l’administration turque ?

Cette émigration, qui contrarie lord Dufferin, inquiète lord John Russell lui-même : elle caractérise trop clairement l’état du pays et son avenir, une fois que les troupes françaises auront quitté la Syrie, pour que le gouvernement anglais n’en soit pas sérieusement préoccupé. Il écrit donc le 10 novembre 1860 à sir H. Bulwer qu’il faut que la Porte et Fuad-Pacha prennent des mesures pour remédier à l’état alarmant des choses à Damas et pour pourvoir « à la sûreté des chrétiens en Syrie après le départ des troupes étrangères[1]. » Savez-vous ce que répond Fuad-Pacha aux représentations que lui font les agens anglais ? « Fuad-Pacha, écrit M. Brant le 11 octobre à sir H. Bulwer, avoue l’existence de la panique à Damas, mais il trouve qu’elle n’a pas de motifs. Il soupçonne que cette panique est l’effet d’intrigues qui entretiennent les alarmes de la population… Il pense que les croix tracées sur la porte des chrétiens[2] sont l’œuvre des chrétiens eux-mêmes, qui veulent empêcher le retour des réfugiés à Beyrouth en propageant la peur dans Damas[3]. » Abro-Effendi, le délégué de Fuad-Pacha auprès de la commission internationale de Beyrouth, déclare, dans la troisième séance de cette commission, que, « d’après les nouvelles les plus récentes, la situation de Damas est aussi satisfaisante que possible[4]. » Comment Abro-Effendi pourrait-il douter du bon état des choses à Damas ? Fuad-Pacha lui écrit le 10 octobre, le jour même où M. Brant lui faisait des représentations sur la situation de Damas : « Mon cher Abro, les rumeurs et les bruits que l’on a fait courir sur une soi-disant fermentation de la population ne sont que le résultat des intrigues. Un bon nombre de chrétiens que j’ai questionnés m’ont avoué que les signes de croix que l’on avait faits sur les maisons des chrétiens, au lieu de provenir des musulmans, sont bien plutôt l’œuvre de quelques-uns des leurs qui désirent partir pour Beyrouth ou qui voudraient y retenir leurs proches et leurs amis, et qui font des machinations pour répandre la terreur parmi leurs coreligionnaires

  1. Recueil anglais, p. 199, no 177.
  2. Avant le massacre, les maisons des chrétiens avaient été désignées par des croix aux égorgeurs et aux incendiaires.
  3. Recueil anglais, p. 185, no 170.
  4. Ibid., p. 198, no 175.