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Cette ville de Damas, que Fuad-Pacha en Syrie et M. Bulwer à Constantinople s’applaudissent peut-être d’avoir préservée de la visite profane des troupes françaises et d’avoir laissée sous le pouvoir ottoman, sans aucun contre-poids militaire européen, qu’a-t-elle gagné à cette préservation ? Elle a gagné de se dépeupler chaque joui-davantage. Les chrétiens fuient de Damas. C’est en vain que Fuad-Pacha et lord Dufferin, le commissaire extraordinaire de la Grande-Bretagne, s’efforcent de les y retenir ou de les y faire retourner. L’instinct de conservation est plus fort que tous les ordres et tous les encouragemens. Tout le monde part ou veut partir. M. Robson, missionnaire irlandais, presbytérien, dans un mémoire excellent que lord Dufferin adresse à lord John Russell en le lui recommandant très vivement, M. Robson dit « qu’il est évident que le plan des massacreurs de Damas était d’exterminer dans la population chrétienne tous les mâles adultes, de prendre les femmes, de les forcer à l’apostasie, d’élever les enfans dans la religion mahométane et de détruire le quartier chrétien jusqu’en ses derniers débris et pour toujours. Le peuple croyait que tout cela était autorisé par les fonctionnaires du gouvernement, par les principaux habitans de la ville et par les chefs de la religion[1]. » Chose triste à dire, le plan des massacreurs a presque réussi : plus de huit mille chrétiens ont péri à Damas, et l’émigration venant après les massacres, il n’y a presque plus de chrétiens à Damas. « La panique devient chaque jour plus grande parmi les chrétiens, » dit M. Brant dans la dépêche du 8 octobre. Les soldats turcs font, il est vrai, des patrouilles toutes les nuits ; mais comme ces soldats et leurs officiers ont déjà pris part aux massacres du Liban, ces patrouilles effraient les chrétiens au lieu de les rassurer. « Un grand nombre de ces malheureux est venu ce matin au consulat, me priant de leur obtenir du gouvernement des bêtes de somme pour quitter Damas, disant qu’ils sont chaque jour à l’agonie ; ils ne peuvent ni dormir ni se reposer, étant toujours agités par la crainte d’un nouveau massacre. J’ai employé toute sorte d’argumens pour leur rendre un peu de courage : ç’a été en vain. Ils disent que les hommes et les femmes marcheront, mais que les enfans ne le peuvent pas ; ils ne demandent de bêtes de somme que pour les enfans. Ils ont fini par me déclarer que, s’ils ne pouvaient rien obtenir, les hommes partiraient et laisseraient derrière eux les femmes, les enfans, les vieillards, les malades[2]. » Vous voyez comment, avec une population ainsi démoralisée par la terreur, l’extermination des chrétiens résolue par le fanatisme musulman est en train de s’accomplir.

  1. Recueil anglais, p. 147, no 146.
  2. Ibid., p. 184, no 169.