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« La phrénologie est une fausse science, je vous l’ai répété vingt fois dans mon cours. Eh bien ! le genre humain lui doit beaucoup, car les phrénologues sont les seuls qui aient convenablement entendu les limites de la responsabilité humaine. S’ils n’ont pu parvenir à formuler rigoureusement un système vrai de correspondances spéciales, ils ont prouvé, parfaitement prouvé, qu’il y a des relations fixes entre l’organisation physique et l’intelligence, le caractère. Ils ont établi cette grande et féconde doctrine de l’insanité morale, et remis ainsi au creuset la conscience de l’humanité, qui en est sortie moulée à nouveau, sous des traits moins semblables à ceux de Moloch.

« Je ne sais quelle conclusion pratique vous tirerez de tout ceci ; mais voici ma règle : traitez le méchant comme s’il était malade. Il l’est moralement. La raison, cette nourriture des âmes saines, est un aliment qu’il ne peut s’assimiler, qu’il ne supporte même pas de prime abord, et qu’il faut lui administrer avec les plus minutieuses précautions. Évitez tout choc violent, évitez tout emportement qui mettrait le médecin au niveau du malade. Garrottez ce dernier, s’il le faut, pour l’empêcher de nuire ; mais, quand vous le tenez pieds et poings liés, sachez le contempler d’un œil charitable, en vous ressouvenant que les dix-neuf vingtièmes de sa perversité lui viennent des influences extérieures, d’un grand-père ivrogne, d’une enfance livrée aux abus, d’associations mauvaises, dont un heureux hasard vous a préservé, vous, mais dont vous devez, comme membre de la société à laquelle ce pauvre pécheur appartient, vous sentir responsable pour une fraction quelconque.

« Que pensez-vous de mon système ? et s’adapte-t-il à quelque cas particulier parmi ceux qui ont pu venir à votre connaissance ?… »


V

Bernard, muni de ma lettre, alla trouver le docteur, avec lequel il avait déjà essayé de traiter ces sujets ardus ; mais le docteur n’était point un érudit. Il n’avait guère de livres, et ceux qu’il avait dormaient en paix dans sa bibliothèque. C’est au chevet des malades qu’il étudiait son art, c’est à sa mémoire qu’il demandait conseil dans les cas difficiles. Ses cliens ne s’en trouvaient pas plus mal, car il les connaissait à fond, eux, leurs familles, leurs tempéramens, leurs habitudes. Il disait fort bien : Celui-ci mourra sans qu’on sache pourquoi,… cette année, la fièvre sera dangereuse,… nous nous tirerons sans peine des dyssenteries… Et jamais ses oracles n’étaient en défaut. Bernard, qui appréciait cette expérience si sûre, cette logique si infaillible, avait certaines questions à lui poser, et sans autre précaution oratoire :