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deux, tous deux d’une indomptable impétuosité, jouant et luttant comme deux jeunes léopards, non sans grâce, non sans péril. Fils d’une Buenos-Ayrienne, Richard Venner, quand son père le capitaine, errant au gré de ses affaires commerciales, l’établit provisoirement chez le père d’Elsie, était déjà un jeune gaucho. Avant de pouvoir marcher, il s’imagina qu’il savait se tenir en selle, et les agneaux de la ferme paternelle avaient fait connaissance de bonne heure avec ses bolas, son lasso en miniature. L’exercice du cheval rend l’homme despote. Un tyran n’est pas complet, s’il n’est bon cavalier. Le héros antique et le dompteur de coursiers ne faisaient qu’un. Elsie avait eu à lutter avec ce cousin demi-sauvage. En somme, elle était plus sauvage que lui, et quand la vieille Sophy avait à intervenir, c’était plutôt pour conseiller la prudence à master Dick et pour modérer les formidables rancunes de miss Elsie. Avec des instincts et des goûts presque identiques, aimant l’un et l’autre les exercices violens, — le cheval, la danse, les ascensions périlleuses au sommet des arbres, — par cela même, ils ne se quittaient guère… et ne s’en aimaient pas davantage.

Dudley Venner comprit que, dans ces conditions, il n’était guère possible de prolonger cette « bohème à deux » qui devait engendrer à la longue, ou des haines envenimées à jamais, ou quelque amour exorbitant ; mais Elsie n’allait-elle pas dépérir dans l’isolement que lui ferait le départ de Dick ? Une querelle plus vive que les autres décida la question. Oubliant les sages conseils de Sophy, le cousin poussa la cousine à bout : Elsie bondit tout à coup sur lui et lui mordit le bras jusqu’au sang. La blessure fut peut-être prise un peu trop au sérieux, car on manda le docteur. Il ne vit pas la chose indifféremment, et, après avoir disserté sur le danger de certaines morsures dans certains paroxysmes, il promena soigneusement la pierre infernale sur chacune des marques profondes qu’avaient laissées les blanches dents de la terrible petite fille. Une fois pansé, Dick quitta la maison et partit pour son pays natal. Elsie se sentit fort seule. Sophy ne pouvait l’accompagner en ses vagabondages. Quant à son père, elle l’aimait peut-être, mais elle lui faisait peur. Quelquefois passionnées, les caresses d’Elsie étaient quelquefois aussi mêlées ou de soudains regards ou de paroles à demi articulées qui faisaient frissonner Dudley de la tête aux pieds. — Allons, Elsie ! allons mon enfant ! lui disait-il, la reconduisant alors avec un sourire de commande à la porte de son cabinet, qu’il refermait doucement derrière elle. Et dès qu’elle n’était plus là, le front du malheureux père se couvrait de rides profondes ; on y voyait briller une sueur d’angoisse. Il allait s’accouder à la croisée occidentale de son cabinet, et contemplait longuement un petit tertre de gazon sur lequel une plaque de marbre indiquait la place d’une tombe.