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et que ses habitans appellent avec orgueil la Montagne, comme s’il n’y en avait pas une autre au monde. Cette hauteur dresse au nord de la ville sa double cime couverte de bois ; on n’y a point encore porté la hache, sans doute à cause des difficultés qu’offre le terrain, profondément raviné, fissuré, où c’est à peine si on a pu çà et là tracer des sentiers rudimentaires. D’ailleurs la Montagne, laissons-lui ce nom, est mal hantée : les chats-pards y abondent ; parfois un loup s’y hasarde, et dans les gros hivers on y a constaté sur la neige des traces laissées par les énormes pattes de l’ours noir, ce qui a permis, — attendu les méfaits de ce plantigrade, parfois anthropophage, — d’effrayer les gamins de la ville, trop disposés à s’égarer dans des solitudes où l’impunité semble assurée à leurs fredaines. Toutefois le véritable danger de la Montagne n’est pas dans le passage accidentel de quelques fauves, mais bien dans l’existence de ce plateau redoutable qu’on appelle la Corniche-aux-Serpens (Rattlesnake-Ledge), et qui est en effet habité par toute une colonie de ces abominables reptiles, plus venimeux sous le froid climat de nos provinces du nord que ne l’est le cobra-capello lui-même dans les contrées tropicales où les épices et les poisons croissent côte à côte. Depuis l’origine, ce grand plateau avait été, avec les Indiens, l’épouvantail des habitans de Rockland. Encore pouvait-on à la rigueur poursuivre et tuer le démon à peau rouge, — screeching Indian divell, — comme disaient nos pères, tandis que l’affreuse population du ledge avait pour se retirer une forteresse, un Gibraltar contre lequel eût vainement tonné toute l’artillerie de Sébastopol. Dans ses profondes embrasures, dans ses imprenables casemates, elle multipliait en paix ; mille couples hideux y élevaient leur famille, s’y faisaient l’amour ou la guerre, et après y avoir vécu, hiverné, dormi à leur gré, n’y mouraient guère que de vieillesse. De temps en temps, séduit par la chaleur de la plaine, l’un d’eux se hasardait jusque dans les prés, d’où les faucheurs aux pieds nus s’enfuyaient alors effarouchés. Plus rarement il en était venu dans les maisons ; mais enfin cela n’était pas sans exemple, et la chronique locale rapporte qu’au siècle dernier on en trouva un sur les degrés de la chaire où allait monter le révérend Didymus Bean, alors l’unique ministre de la congrégation rocklandaise. Ce fut le texte d’un beau sermon (le serpent une fois tué), où l’estimable prédicateur le représenta comme l’emblème, le symbole vivant de l’arminianisme se glissant à petit bruit dans le temple pour y répandre le poison de ses doctrines. En 184… un événement plus tragique avait réveillé les terreurs dont nous parlons. Une jeune femme, une étrangère, récemment mariée à l’un des principaux habitans de la ville et que l’état de sa santé retenait chez elle, avait été mordue, sur le seuil même de sa maison,