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à la cour de Catherine II. Devenue chrétienne par un effort de sa raison, elle n’avait pas non plus dès le premier instant été catholique. Chacun de ses pas avait été pour elle l’objet d’un libre choix. « Il est permis d’assurer, dit à ce sujet avec grâce M. de Falloux, que la vérité ne remporta jamais un triomphe plus complet sur un cœur plus doux et plus rebelle. » La conversion de ce cœur au catholicisme fut même son plus grand acte, sinon de rébellion, au moins d’indépendance, car du même coup il s’affranchit et des préjugés de l’enfance et des conseils de l’amitié.

On sait quel fut l’ami qui le premier fit naître en elle la pensée de quitter le schisme grec, dans lequel elle avait été élevée, pour rentrer dans le sein de l’église romaine. C’était cet illustre gentilhomme savoyard dont la réputation posthume a tant occupé le public dans ces derniers temps, diplomate de son vivant et érigé en prophète après sa mort, et aussi peu fait, j’imagine, pour l’une que pour l’autre de ces professions. Mme Swetchine avait rencontré M. de Maistre dans quelqu’une des réunions brillantes de Saint-Pétersbourg ; nous savons aujourd’hui au prix de quels sacrifices ce loyal serviteur d’une dynastie déchue achetait le droit d’y figurer décemment. Ce Caleb de la diplomatie, comme l’appelle M. de Falloux par une expression qui a fait fortune, prenait au sérieux la représentation d’une monarchie en peinture. Après avoir réduit sa ration de nourriture pour avoir de quoi payer son équipage et s’être privé de manteau pour donner une livrée à son domestique, il se rendait le soir dans le monde, l’estomac à jeun et les membres transis, mais plein d’un feu intérieur, l’esprit nourri d’infatigables lectures et débordant d’une intarissable verve. Là se déployaient tous les contrastes d’une riche nature, qu’à distance nous avons quelque peine à faire accorder aujourd’hui. C’était à la fois le de Maistre dogmatique, qu’ont admire nos séminaires, et le de Maistre railleur, caustique, irrévérencieux et impatient, que les archives de Turin nous ont révélé. Il professait le pouvoir absolu en conservant pour lui-même la plus indomptable indépendance d’opinion et de langage : excommuniant sans rémission la révolution française et flagellant sans pitié les misères de l’ancien régime européen, fièrement dressé devant le conquérant dont tous les potentats de l’Europe briguaient l’alliance, mais, après avoir dénoncé Napoléon comme la bête de l’Apocalypse, ne pouvant résister au désir de causer un quart d’heure avec lui ; sacrifiant son dernier écu à son vieux roi, mais ne suivant jamais aucune des instructions de son ministre ; mettant le pape plus près de Dieu que la plus rigoureuse orthodoxie ultramontaine, mais infligeant au front du doux Pie VII le stigmate d’un impitoyable jeu de mots ; en un mot, quelque cause qu’il servît, qu’elle fût du ciel ou de la terre, que ce fût la royauté ou la foi, également