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bord du Céphise. J’étais assis sur le pont, lorsque je vis apparaître Spangaro ; par un mouvement involontaire, je me jetai dans ses bras. Il me sembla que je ressaisissais quelque chose de ce passé qui se fermait aujourd’hui ; ce brave ami avait par hasard appris mon départ, et vite il était accouru de Caserte, Je ne suis pas bien certain de n’avoir pas eu l’œil un peu humide en lui disant adieu du haut de l’échelle qui allait se relever. Debout, tant que Naples fut en vue, je regardai de ce côté, la poitrine écrasée par une émotion douloureuse, me rappelant les détails de l’épisode que je venais de traverser, et qui n’est pas un des moins curieux de ceux qui ont laissé leur trace dans mes souvenirs de voyageur.

Le soir, à la nuit close, nous arrivâmes devant Gaëte ; la flotte française avait allumé ses feux ; dès lumières brillaient dans la ville ; nous restions sous vapeur pour échanger les dépêches. Tous les passagers réunis sur le pont regardaient vers les remparts, dont la masse sombre se distinguait à peine sur la profonde obscurité du ciel. On parlait de François II. Résistera-t-il ? se rendra-t-il ? Il a tort ; il a raison ! Chacun donnait son avis. Je restais silencieux, et je me disais : Comme homme, il a tort absolument de prolonger une résistance qui, dans aucun cas, ne pourra le sauver ; comme roi, il a raison, non point parce que cela garantit son honneur, mais parce qu’il met les rois du droit divin en demeure de se prononcer et de le secourir sous peine d’abandonner aux hasards des révolutions le principe en vertu duquel ils règnent. Les gouvernemens issus de même origine sont solidaires les uns des autres ; sous peine de mort, ils se doivent aide et protection en cas de périls. Si les rois absolus d’Europe ne sauvent pas ce membre de leur famille, qui combat pour leur principe commun, ils seront perdus tôt ou tard ; un jour on les abandonnera, comme ils abandonnent aujourd’hui ; en tombant, François II, se tournant vers ceux qui l’appelaient mon frère, pourra dire : Hodie mihi, cras tibi !

Au moment où nous allions repartir, une mélodie lente et singulièrement mélancolique éclata au-dessus des flots ; c’était la retraite en musique qu’on sonnait ou plutôt qu’on jouait à bord du navire la Bretagne. Les notes languissantes arrivaient vers nous en vibrant sur l’aile des brises, dans la nuit, comme les voix plaintives d’un chœur invisible. Cet air, que j’entends encore bourdonner dans ma mémoire, avait des accens déchirans et des soubresauts imprévus. On eût dit les lamentations désespérées d’une de ces âmes errantes qui pleurent dans les légendes du moyen âge. Si je lui avais crié : Que chantes-tu là, pauvre âme en peine ? peut-être m’aurait-elle répondu en gémissant : Le miserere de la monarchie absolue.


MAXIME DU CAMP.