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Paris est si vaste et le public français si étendu, qu’il y a trois ans, quand Mme Swetchine cessa de vivre, tandis que sa perte plongeait dans le deuil tant d’amis, et des plus illustres, peu de personnes, en dehors de celles qui l’avaient connue personnellement, soupçonnaient son existence. Grâce à la publication, devenue si rapidement populaire, de M. de Falloux, et aux nombreux échos de la presse, nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Le nom, le caractère, les principaux incidens de la vie de Mme Swetchine sont désormais assez familiers à tous ceux qui lisent pour qu’il soit aussi inutile que fastidieux de les redire une fois de plus. Presque tout le monde sait aujourd’hui que Mme Swetchine, fille et femme de grands dignitaires russes, passa à la cour sceptique et licencieuse de Pétersbourg une jeunesse pure, grave et même un peu triste, qu’élevée dans le culte grec, et fort imbue des idées philosophiques du siècle dernier, elle se convertit tardivement au catholicisme, enfin qu’à la suite de cette abjuration mal vue de ses maîtres, elle dut, par prudence autant que par goût, quitter sa patrie pour venir s’établir à Paris, et qu’elle y a vécu quarante années, jouissant dans la haute société d’un ascendant qui s’étendit au lieu de s’ébranler par nos diverses révolutions. On connaît les noms de ses principaux amis, dignes des deux que nous avons cités : M. de Maistre, Cuvier, Abel Rémusat, M. de Montalembert, le père Ravignan, et, à travers de bienveillans intermédiaires, ses relations affectueuses avec M. de Chateaubriand et M. de Lamartine. Enfin un heureux choix de pensées et de correspondances a déjà permis à tous les gens de goût d’apprécier à leur valeur quelques-unes des qualités originales de ce rare esprit. Un peu d’obscurité subsiste pourtant sur la véritable nature du rôle que cette étrangère a joué parmi nous, sur le secret de l’influence que cette femme a fait sentir à tant d’hommes d’un mérite divers : non assurément que l’influence des femmes soit une nouveauté sans exemple dans la société française ; il en est peu, au contraire, qui aient laissé prendre aux femmes plus de part dans leurs destinées. Notre histoire est pleine de dames célèbres que la beauté, le rang, l’intrigue, l’ambition, l’ardeur des passions politiques ou religieuses, ont placées à la tête de nos partis ou de nos cours. Un pays où Mme de Maintenon a occupé le trône et Mme Roland proclamé la république, un pays où Mme Récamier, au lendemain de Marengo, disputait l’attention et l’enthousiasme au premier consul, n’a pas assurément droit de s’étonner qu’on lui parle de l’action exercée par une femme ; mais Mme Swetchine paraît n’avoir dû la place qu’elle s’était faite sans l’avoir cherchée à aucun des moyens qui ont valu à tant d’autres avant elle les hommages de leurs contemporains et un souvenir de la postérité.

Je ne crois pas que Mme Swetchine ait été belle : l’irrégularité de