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auprès de Mme Swetchine, sous sa douce et vivifiante influence, qu’à vingt années de distance, sans se consulter, peut-être sans se rencontrer jamais, le père Lacordaire et M. de Tocqueville ont trouvé dans l’angoisse de cruels mécomptes la force de ne douter ni de la religion, ni de la liberté, et de ne point désespérer de leur alliance. À plusieurs momens de cette remarquable séance, le souvenir de cette femme bénie a dû animer d’un souffle mélancolique l’éloquence d’un de ses amis, appelé à se faire entendre sur la tombe de l’autre : un écho de sa voix a retenti sous les voûtés de l’Institut ; peut-être, en sortant, quelqu’un de ceux qui l’ont connue, trompé par l’association des idées, a porté machinalement ses pas vers sa demeure aujourd’hui déserte, et, arrivé devant cette porte qui ne s’ouvre plus, a senti ses yeux mouillés de larmes et sa poitrine oppressée par l’abondance et la vivacité des souvenirs.

Si l’indifférence était la condition de l’impartialité, ou si l’impartialité complète était nécessaire pour donner au jugement quelque valeur, je ne devrais point prétendre à entretenir le public de Mme Swetchine. En parlant d’elle, je ne voudrais pas être indifférent ; je ne suis nullement sûr de pouvoir être impartial. Il n’est pas donné à l’homme de faire deux parts de soi-même et de juger froidement ce qu’il a réellement aimé : je ne sais même ce qu’on gagne à tenter en ce genre sur son cœur une violence inutile. Peu de personnes en ce monde ont le privilège d’inspirer des sentimens profonds. Quand on a rencontré quelque part, sur le chemin de la vie, un être doué d’un don si rare, la meilleure manière de le faire apprécier de ceux qui n’ont pu l’approcher, c’est encore de donner cours sans contrainte à sa propre admiration. Quelques-uns sans doute la trouveront aveugle ; d’autres peut-être en ressentiront par communication la chaleur. D’ailleurs, quand il s’agit, non d’un auteur de profession ou d’un personnage public révélé tout entier dans ses actes ou dans ses écrits, mais d’une femme qui n’a brillé qu’à l’ombre, et dont la voix ne s’est pas étendue au-delà du cercle de l’amitié, il faut bien que le public se résigne, s’il veut s’en former quelque idée, à écouter des témoignages intéressés. Les écrits de Mme Swetchine, que nous devons aux soins pieux de M. de Falloux, simples effusions de son âme, notes imparfaites jetées au crayon sur le papier, ne sont qu’un reflet d’elle-même. Leur complément, leur commentaire, ce sont les idées généreuses et les œuvres de paix qu’elle a fait naître sous ses pas ; c’est le bien, c’est le vrai que dans une longue carrière elle a semés partout autour d’elle. — Qui parlera de cette action et qui l’expliquera, si ce n’est ceux qui l’ont ressentie ?

C’est d’une explication en effet, ce semble, qu’a besoin encore pour beaucoup d’esprits la réputation déjà faite de Mme Swetchine.