Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/906

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

expressément. Tous, plus ou moins, nous sommes tentés d’y voir simplement une forme de la pensée littéraire, un langage écrit avec le pinceau comme d’autres l’écrivent avec la plume, et ayant pour objet unique la révélation du beau moral. Cette façon d’envisager l’art peut, il est vrai, avoir ses dangers ; mais comme elle est au fond conforme au génie même de notre école, comme, depuis Poussin jusqu’à David, jusqu’à des talens plus près de nous, les artistes français ont réussi principalement à persuader notre raison, le mieux serait de ne pas chercher à réagir contre ces inclinations nationales et de nous résigner à sentir naïvement la peinture dans le sens de nos propres instincts. Le mieux serait de faire une bonne fois justice de nos prétentions matérialistes et de notre fausse science pour demander à l’école contemporaine ce qu’il nous appartient en réalité de comprendre, et ce qu’elle-même, si nous le voulons sérieusement, se retrouvera bientôt en mesure de nous donner.

Pour nous consoler de la faiblesse que révèlent la plupart des œuvres exposées au Salon de 1861, on dira peut-être que cette exposition n’en présente pas moins un ensemble de travaux plus recommandables encore que ce qu’on rencontrerait dans d’autres pays. Qu’importe, si le fait nous donne tort vis-à-vis de nous-mêmes ? Les fautes du prochain font-elles notre vertu, la ruine d’autrui nous enrichit-elle, ou la maladie qui sévit à notre porte nous garantit-elle la santé ? Au lieu de nous complaire dans la sécurité que nous inspire le spectacle de ce qui se passe ailleurs, nous ferions bien de choisir auprès de nous des termes de comparaison. Sans remonter même au commencement du siècle, sans aller au-delà d’une période de trente années environ, on trouverait dans un rapprochement entre ce récent passé et l’état actuel de l’art français des avis plus significatifs et plus utiles que dans les défaillances de l’art étranger. Où sont aujourd’hui les héritiers de Léopold Robert et de Paul Delaroche, de Scheffer et de Decamps, de Cortot et de Pradier, de Rude, de David d’Angers, de Simart ? A quels lieutenans les peintres et les sculpteurs placés encore à la tête de notre école abandonnent-ils dès à présent l’influence et l’action ? A quelles mains transmettront-ils l’empire qu’ils auront exercé, la tradition qu’ils auront cru fonder ? Il faudrait être pourvu d’un bien robuste optimisme pour juger ces questions superflues, ou pour y trouver une réponse satisfaisante dans le Salon de 1861.


HENRI DELABORDE.