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le vent, mouillées par l’orage, battaient contre les échafaudages non recouverts ; les arcs triomphaux n’étaient que des carcasses, les portiques n’avaient que des planches. C’était pitoyable à voir. Une foule immense encombrait la ville depuis le débarcadère du chemin de fer jusqu’au Palais-Royal, mais on ne voyait que des parapluies. De loin et de haut, cela ressemblait à une armée de champignons gigantesques. À dix heures, le canon des forts éclata, le roi se rendit d’abord à la cathédrale, accompagné de Garibaldi, qui fut dès son entrée enlevé par les femmes et embrassé par elles plus qu’il n’aurait voulu. De là Victor-Emmanuel, en voiture, gagna le palais à travers la foule, les cris, les pétitions tendues. À sa gauche, on voyait Garibaldi couvert de son manteau gris ; en face se tenaient le prodictateur de Naples, M. Pallavicino, en habit noir, et M. Antoine Mordini, prodictateur de Sicile, en chemise rouge. Mordini a rendu d’excellens services en Sicile, et tout le monde lui à su gré d’être entré près du roi dans le costume qui devait surtout apparaître ce jour-là ; c’était bien en effet la casaque rouge, c’est-à-dire l’indépendance italienne par la révolution, qui devait faire à Victor-Emmanuel les honneurs de la ville de Naples. M. Pallavicino reçut le cordon de la Sainte-Annonciade que refusèrent Garibaldi et Mordini.

Est-il vrai que Garibaldi ait prié Victor-Emmanuel de lui donner la dictature du royaume italien pour un an ? Je le crois sans l’affirmer, car je n’ai point entendu formuler la demande ; mais elle est trop dans le caractère de Garibaldi pour que j’en puisse douter. Évidemment il voulait décréter la levée en masse de toute la nation, et se jeter sur la Vénétie au printemps de 1861 avec une force si considérable que toute résistance fût devenue illusoire. Le roi refusa, se retranchant derrière le statut piémontais, qui ne laisse qu’au parlement l’initiative des mesures exceptionnelles.

Deux jours après l’entrée de Victor-Emmanuel, le 9 novembre, vers l’heure où l’aube se lève, Garibaldi monta dans un canot que lui-même il détacha du rivage, et il gagna un bateau à vapeur mis à ses ordres pour le conduire à Caprera ; de son armée, il n’emmenait avec lui que ses vieux et fidèles amis Basso, Giusmaroli et Froccianti ; des sommes énormes qu’il avait maniées, il emportait 10 piastres, c’est-à-dire 50 francs. Ce jour-là, les garibaldiens ne se parlaient guère dans la ville ; nous étions tristes, et nous pouvions dire aussi : Une vertu vient de sortir de nous. Le soir, une immense procession parcourut la ville aux cris de : Vive Garibaldi !

Le lendemain, j’avais le cœur gros, car je faisais mes adieux à ceux près de qui, pendant quatre mois, j’avais vécu dans la fraternité de la fatigue et des dangers ; à deux heures, je me rendis à