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On ne saurait non plus, tant s’en faut, confondre les tableaux de M. Fromentin avec les œuvres dont le mérite est tout à la surface, et qui, en reproduisant un fait, n’ont garde de nous proposer en même temps une explication et un commentaire. Dans le genre spécial qu’il traite, dans ces scènes empruntées aux pays que sa plume a si bien décrits, M. Fromentin nous révèle les inclinations délicates, l’extrême sagacité de son talent. Peut-être même, à force de raisonner ses impressions, l’artiste se laisse-t-il entraîner à une certaine subtilité ; peut-être, en se préoccupant si assidûment des origines intimes et des particularités de l’effet, paraît-il sacrifier à cette analyse quelque chose des études que réclameraient la forme même et la netteté du dessin. De là ces détails de modelé un peu vagues à côté de tons soigneusement déterminés ; de là cette indécision dans les contours où l’on pourrait au premier aspect soupçonner quelque négligence involontaire, et qui est au contraire le résultat d’un calcul pour exprimer le mouvement et la vie. Nous ne parlons pas ici de l’agitation nécessaire que comportaient des sujets aussi turbulens en eux-mêmes que les Courriers ou le Retour d’une fantasia ; nous voulons parler de cette vie purement pittoresque, de ce mouvement dans le calme pour ainsi dire qui anime jusqu’aux objets inertes, jusqu’à l’ombre répandue sur un paysage, et que M. Fromentin, avant de peindre le Lit de l’Oued-Mzi ou son Berger de la Kabylie, avait défini en quelques lignes, comme pour justifier par anticipation sa manière et pour nous préparer à ses tableaux : « Cette ombre des pays de lumière, écrivait-il…[1], elle est inexprimable ; c’est quelque chose d’obscur et de transparent, de limpide et de coloré ; on dirait une eau profonde. Elle paraît noire, et quand l’œil y plonge, on est tout surpris d’y voir clair. Supprimez le soleil, et cette ombre elle-même deviendra du jour. Les figures y flottent dans je ne sais quelle blonde atmosphère qui fait évanouir les contours. » Ces contours assouplis et presque supprimés par l’atmosphère qui les enveloppe, ces formes dont l’apparence résulte de la valeur relative des tons plutôt que de la précision des lignes, voilà ce que M. Fromentin nous fait pressentir, trop systématiquement parfois, mais le plus souvent avec une remarquable finesse. Dans un domaine visité déjà par plusieurs maîtres, il a su trouver une veine neuve à exploiter, un ordre de beautés, de grâces imprévues au moins à faire prévaloir. De même que M. de Curzon réussit à rajeunir par l’élégance du style ces types italiens dont le pinceau de M. Schnetz et celui de Léopold Robert avaient popularisé la majesté robuste, M. Fromentin interprète à son tour la nature et les

  1. Un Été dans le Sahara, p. 161.