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et le plus grand sera peut-être l’étrange liberté dont ce peuple a joui jusqu’à présent. Je ne fais point de paradoxe et je m’explique. Jamais tribu de sauvages n’a eu à sa disposition une liberté matérielle égale à celle qui déshonore les Italiens méridionaux. Il suffit de parcourir Naples pour s’en convaincre. Si la capitale est ainsi, on peut se figurer ce que sont les villes provinciales. Au point de vue physique, la police n’est pas complaisante, elle est complice ; elle ne réprime pas, elle encourage. La moitié de la population dort dans les rues, se vautre sous les porches, se fait des alcôves avec les guérites, des matelas avec les trottoirs et des oreillers avec les bornes ; la nuit, on marche à travers des paquets de haillons qui se remuent et grognent à votre approche : ce sont des hommes.et des femmes qu’on dérange de leur sommeil ou de toute autre occupation. La mendicité est plus que tolérée, la mendicité est une fonction. Ceux qui ont le bonheur d’avoir quelque bonne plaie dégoûtante l’entretiennent avec soin, la ravivent, et vous la mettent impudemment sous le nez en vous disant qu’ils crèvent de faim, c’est le mot consacré. À tout âge et dans toute situation sociale, on mendie. Le jour, ce sont les malingreux, pauvres diables trop paresseux pour travailler et souvent serrés de près par la misère : ceux-là s’en vont hardiment, face découverte, et tendent la main avec une fierté tranquille qui prouve une conscience en repos. Ils appartiennent pour la plupart à des couvens ou à des hôpitaux qui les envoient mendier, afin que le soir ils rapportent à la bourse commune les aumônes recueillies dans la journée. Le soir, dès le coucher du soleil, ces misérables rentrent dans leur gîte, et alors les petits rentiers ou plutôt les petites rentières sortent à leur tour ; c’est la mendicité honteuse, paterne et déguisée. On voit apparaître des ombres timides, voilées de noir, qui vous suivent en poussant vers vous une main presque gantée, et en murmurant une plainte aigrelette où l’on distingue, à travers des sanglots sans larmes, qu’il est question de dix ou douze enfans mourant de faim. Naples serait capable de dégoûter pour toujours de la charité. Le gouvernement des Bourbons n’a jamais rien fait pour remédier à ces hontes. Il en rougissait cependant, car lorsqu’un prince des familles souveraines d’Europe venait à Naples, bien vite on faisait disparaître les mendians : on les fourrait dans les couvens, dans les hôpitaux, au besoin dans les prisons, afin que l’illustre personnage ne fût point offusqué de tant de misère ; mais dès qu’il était parti, on relâchait tous ces francs-mitoux, qui recommençaient à geindre sur la voie publique et à assaillir les passans. Malheureusement le droit de faire son lit dans la rue avec toutes les conséquences possibles, celui de demander l’aumône, ne sont pas les seules libertés contre lesquelles la nouvelle administration devra lutter ; il en est une autre, plus terrible