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il faut sans doute rapporter le peu de durée de leurs engagemens et leur vie errante. L’Angleterre compte parmi les célébrités du théâtre un assez grand nombre d’acteurs nomades qui apparaissent comme des ombres dans les différentes villes du royaume et qui s’en vont comme elles. Les îles britanniques semblent même un cercle trop étroit pour leur humeur aventureuse. Ces pèlerins de l’art dramatique voyagent jusqu’aux extrémités du monde. Il est vrai que la langue anglaise, répandue ainsi que la race saxonne dans les deux hémisphères, leur présente sous ce rapport un immense avantage. Un acteur de Londres passe en Australie ou en Amérique à peu près comme un comédien français se rendrait à Bruxelles. La Nouvelle-Hollande a des théâtres peuplés d’artistes anglais, dont l’un occupe même un siège dans le parlement de la colonie. Brooke, qui avait débuté il y a quelques années à Londres dans le rôle d’Othello avec grand éclat, partit un beau jour pour l’Australie, d’où il annonce aujourd’hui l’intention de revenir en Angleterre. Une comédienne de talent qui joue à Haymarket Théâtre, mistress Charles Young, avait été emmenée toute jeune par sa mère, également comédienne, dans cette île des paradoxes où elle a vécu dix-sept ans. Le Nouveau-Monde offre encore un champ plus vaste et plus fertile aux excursions des acteurs cosmopolites, si nombreux en Angleterre. C’est là que Charles Kemble avec sa fille, Charles Kean, Mathews et tant d’autres sont allés accroître ou réparer leur fortune. On raconte même des aventures amusantes sur la manière dont s’y prennent quelques acteurs anglais pour courtiser les bonnes grâces du peuple américain, ou, comme ils disent, de « frère Jonathan ». L’un d’eux ayant à réciter ces deux vers bien connus d’une tragédie de Shakspeare : « Maintenant l’hiver de nos malheurs se dissipera devant les rayons du nouveau soleil d’York, » imagina de changer l’idée du poète et de dire : « Maintenant l’hiver de nos malheurs se dissipera devant le soleil de New-York. »

Un ancien acteur anglais de Covent-Garden Theatre, qu’on désignait sous le nom de Chapman l’aîné, avait imaginé de construire lui-même, et à peu de frais un théâtre en Amérique ; il est bien vrai que c’était un théâtre flottant. L’entrepreneur se plaçait tous les ans sur un des points du Mississipi assez avancé dans l’intérieur des terres, là il bâtissait un édifice en bois qu’il chargeait sur un radeau avec des décorations, des costumes, et tout le matériel de la mise en scène. Le fleuve, très rapide au printemps, entraînait dans son cours cette salle de spectacle. À chaque village et devant chaque grande plantation, on s’arrêtait, on arborait une bannière, et l’on sonnait de la trompette. Les amateurs ne manquaient point, car il était connu que le théâtre ne reviendrait plus que l’année suivante. Quelquefois on rencontrait en chemin l’un des bateaux à vapeur qui