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se montre bien ici, comme partout, le thermomètre de l’opinion publique et le miroir des mœurs ; dois-je pourtant avouer que, sous certains rapports du moins, mes espérances ont été en partie déçues ? Divers obstacles s’opposent à ce que la comédie soit en Angleterre le reflet de la vie anglaise, et d’abord l’imitation étrangère. On a vu quel contingent fournissait aux théâtres de Londres la traduction des drames français : eh bien ! je crois que le genre comique est encore plus exposé, aux larcins des arrangeurs. Sur dix comédies, il y en a au moins neuf où, malgré certains déguisemens plus ou moins habiles, on peut découvrir, comme disent les Anglais, le pied fourchu, cloven foot, c’est-à-dire la trace d’une origine illicite. On raconte ici que Voltaire, durant son séjour à Londres, se trouvait un jour dans un salon de l’aristocratie avec lord Chesterfield. Une lady, dont le visage était plaqué de rouge et de blanc de céruse, cherchait à soutenir la conversation avec le célèbre étranger, qui avait, surtout en Angleterre, la réputation d’un homme d’esprit. Chesterfield, frappant sur l’épaule de Voltaire, lui dit : « Prenez garde de vous laisser captiver. — Mylord, répondit l’auteur de la Henriade, je ne me laisserai jamais séduire par un fond anglais sous des couleurs françaises. » J’en dirais volontiers autant des comédies traduites ou adaptées, avec cette différence qu’ici c’est le fond qui est français et les couleurs qui sont anglaises. Les inconvéniens de ce système sont faciles à saisir : il tend à introduire sur la scène la représentation d’un monde dont les ridicules, les vices et les habitudes ne sont pas du tout en harmonie avec la société britannique. Je n’en citerai qu’un exemple : les duels sont à peu près inconnus en Angleterre, où la loi les assimile à un assassinat, et pourtant on les tolère sur la scène, par l’unique raison que les défis et les affaires d’honneur jouent un grand rôle dans nos pièces françaises. Un auteur dramatique anglais me faisait en outre observer avec beaucoup de sens que l’imitation étrangère avait même altéré le style des décorations. Pour faciliter les entrées et les sorties, nous représentons sur nos théâtres des appartemens à plusieurs portes communiquant d’une chambre à l’autre, et qui ne s’éloignent pas trop sous ce rapport de la forme de nos demeures ; mais semblable disposition n’a jamais existé en Angleterre, où les maisons sont construites sur un tout autre modèle. L’action de la comédie se déroule ainsi chez nos voisins dans un milieu tout à fait étranger aux mœurs du pays.

La vérité a encore sur les théâtres de Londres un autre ennemi, c’est la tradition qui s’attache à certains caractères. Un fait expliquera mieux mon idée. Il existe sur la scène anglaise un type d’Irlandais, à peu près comme il existait dans notre ancien théâtre un type de Gascon. Se conformer à ce type, l’exagérer même de telle sorte qu’il s’écarte de plus en plus chaque jour de la nature et de