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quand tout à coup il se plaignit d’un profond malaise et se coucha sur le flanc pour ne plus se relever. Il était attaqué depuis longtemps d’une maladie de poitrine, triste fruit de ses laborieux efforts, et tout mourant qu’il était, il n’avait jamais tant diverti la salle que ce soir-là.

Une autre branche très importante de la pantomime anglaise est le corps de ballet. Pas de Christmas entertainments sans danses, sans processions, sans tableaux vivans. Pour tout cela, il faut des femmes ; aussi chaque théâtre de Londres engage chaque année une troupe d’au moins soixante danseuses ou figurantes, connues sous le nom de ballet-girls. Ces dernières, je dois le dire, se plaignent beaucoup de leur situation sociale. Elles accusent tout haut les théâtres de les exploiter, et leur principal grief est qu’on les oblige à suivre gratis, pendant trois ou quatre semaines, les répétitions. Je pus saisir moi-même, à travers les mouvemens chorégraphiques de la répétition, quelques-unes de leurs plaintes habituelles : « Quel métier ! s’écriait l’une d’elles, jeune et jolie blonde. Faire Cupidon à deux shillings par soirée, et encore être forcée de trouver ses ailes par-dessus le marché ! » Une autre, qui venait de loin pour assister aux répétitions du théâtre, réclamait une indemnité de chaussures. « Si encore, ajoutait-elle, nous pouvions marcher dans la vie sur des nuages, il n’y aurait rien à dire ; mais hélas ! mes souliers savent bien que nous ne marchons sur les nuages qu’au théâtre, et au risque souvent de nous rompre le cou. » Ce qui excitait surtout les murmures du corps de ballet était l’absence de rafraîchissemens, dont le besoin se faisait sentir après des danses fatigantes. « En vérité, dit une de celles qui semblaient le plus altérées, le directeur nous prend au sérieux pour des fées, et il croît que nous devons vivre de l’air du temps. — Merci pour le compliment ! répondit une de ses compagnes, mais j’aimerais mieux un pot d’ale. » Ces propos et quelques autres m’apprirent que le monde des enchantemens avait aussi ses misères. Au point de vue économique, la légitimité de ces plaintes est au moins contestable. Les théâtres rentrent, comme entreprises industrielles, dans la condition de toutes les maisons de commerce, qui cherchent à obtenir le plus de travail au meilleur marché possible. Or, si peu rétribuées que soient les ballet-girls, la concurrence ne manque point à la porte des coulisses. Les théâtres font en outre observer qu’ils ne prennent aux danseuses ou aux figurantes qu’une partie de leur temps, et qu’un salaire de 15 ou 20 shillings par semaine est encore assez respectable, si on le compare à l’échelle ordinaire des prix fixés pour le travail des femmes[1]. Toutes ces raisons sont à coup sûr très

  1. Les managers ne font pas eux-mêmes de très brillantes affaires : en ce moment même, her Majesty’s Theatre et Drury-Lane sont fermés par suite de la faillite de M. Smith ; l’Olympic Theatre est fermé malgré l’habile direction de Mme Céleste ; le Saint-James Theatre est loué pour la saison d’été à une troupe française. Ce qui nuit beaucoup à la prospérité des théâtres de Londres est la somme énorme qu’il faut payer pour le loyer de la salle.