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Napoléon fit preuve presque jusqu’à la fin de sa carrière, on y acquiert de plus en plus la conviction que l’époque pendant laquelle il suivit une politique sage et pratique, une politique qui pût le conduire ailleurs qu’à des abîmes, est renfermée dans des limites bien étroites. Ce serait lui donner beaucoup trop d’étendue que de supposer qu’elle a duré jusqu’à la fin du consulat. Lorsque Napoléon arriva à l’empire, il était déjà engagé, par son ambition déréglée, par son mépris du droit des gens et des convenances des autres états, dans une voie de perdition d’où sans doute il lui était encore possible, mais déjà difficile de sortir. Veut-on se faire une juste idée de ce qu’il fut dans son meilleur temps, de ses titres les plus incontestables à l’admiration du monde ? Qu’on lise le sixième volume, tout récemment publié, de sa Correspondance, celui qui contient l’histoire de la première année du consulat. Quelle prodigieuse intelligence, chez ce jeune soldat jusqu’alors nourri dans les camps, des vrais besoins de la société, des conditions de l’ordre et du gouvernement, de ce que réclamait, de ce que permettait l’état de la France ! Quelle habileté merveilleuse à rétablir le principe d’autorité, à tirer d’un pays en apparence ruiné et épuisé des ressources inattendues, à les proportionner aux nécessités de la situation ! Quelle modération dans les vues et dans les projets ! quelle adresse à manier les hommes, à ménager leur amour-propre, à les faire concourir au succès de ses desseins, sans se préoccuper de leur passé ni même des griefs personnels qu’il pouvait avoir contre eux ! En y regardant de près, on aperçoit, il est vrai, dans ce tableau si brillant quelques points noirs, on entrevoit le germe des vices encore presque cachés qui finiront par étouffer ou par paralyser tant de grandes qualités. Le sentiment intime du bien et du mal, par conséquent celui du droit, le respect de la vérité, l’instinct de l’humanité, manquaient à Napoléon, et lorsque ces grands mobiles, qui ne suffisent pas toujours pour préserver les hommes puissans des entraînemens de l’orgueil et du despotisme, leur font défaut, lorsque de plus ils ont le malheur d’atteindre un degré d’omnipotence qui leur permet, pour quelque temps, de ne compter avec aucun obstacle, leur intelligence, quelque forte, quelque vaste qu’elle puisse être, finit nécessairement par succomber. Napoléon en était à ce point lorsqu’il disait, je ne sais plus en quelle occasion, que c’était une folie de lui résister. Évidemment ce jour-là il croyait être quelque chose de plus qu’un homme.


L. DE VIEL-CASTEL.