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laissant ignorer le véritable état des choses, ne lui permettait pas de prendre les mesures nécessaires pour y remédier.


« On peut perdre une bataille, lui écrivait-il, mais non pas oublier à ce point le sentiment des convenances et de ses devoirs… Mes affaires sont perdues en Italie, et vous n’osez pas me le dire… Je vois avec peine que vous n’avez ni habitude, ni notion de la guerre… Quand on est raisonnable, on doit se sentir et connaître si l’on est fait ou non pour ce métier. Je sais qu’en Italie vous affectez de mépriser Masséna. Si je l’eusse envoyé, ce qui est arrivé n’aurait point eu lieu. Masséna a des talens militaires devant lesquels il faut se prosterner ; il faut oublier ses défauts, car tous les hommes en ont. En vous donnant le commandement de l’armée, j’ai fait une faute ; j’aurais dû vous envoyer Masséna et vous donner le commandement de la cavalerie sous ses ordres. Le prince royal de Bavière commande une division sous le duc de Dantzig ; les rois de France, les empereurs même ont souvent commandé une division ou un régiment sous les ordres d’un vieux maréchal… Je n’ai point de mécontentement des fautes que vous avez faites, mais de ce que vous ne m’écrivez pas… »


Il est assez difficile de comprendre quels sont ces rois de France et ces empereurs qui, suivant Napoléon, avaient servi comme colonels sous des maréchaux. Quoi qu’il en soit, ces réflexions étaient sages, elles contenaient l’aveu explicite de la faute qu’avait commise l’empereur en ne confiant pas l’armée d’Italie à un de ses généraux les plus habiles et les plus expérimentés. L’hommage éclatant rendu à Masséna est d’autant plus digne de remarque que Napoléon, dans un passage de ses Mémoires et aussi dans une lettre que donnent à la date de 1805 ceux du roi Joseph, parle de sa capacité en termes presque dédaigneux. C’est une preuve de plus des erreurs auxquelles on s’expose en acceptant comme des oracles les appréciations défavorables qu’il exprimait parfois, dans un mouvement d’humeur ou avec quelque arrière-pensée, sur les hommes les plus éminens de son temps.

En terminant la dépêche dont je viens de citer quelques passages, l’empereur recommandait au vice-roi, pour le cas où l’ennemi continuerait à faire des progrès, de prier le roi de Naples, Murat, de venir prendre le commandement de l’armée. Cette nécessité eût été bien cruelle pour le prince Eugène. Subordonné à Murat, il n’aurait pas eu l’occasion de réparer son échec. Heureusement pour lui, les revers éprouvés en Allemagne par les Autrichiens les ayant contraints à évacuer l’Italie, non-seulement il n’eut pas besoin d’appeler à lui un incommode auxiliaire, mais il put se mettre à la poursuite de l’ennemi en retraite et lui faire éprouver des pertes assez sensibles.

Pendant le peu de temps qu’avait duré l’occupation des anciennes provinces vénitiennes par les Autrichiens, il s’était manifesté en leur