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prendre la bride et à les garder dès qu’on le lui demandait. J’avais « et enfant en grande affection, car Il était alerte, serviable et si joyeux de vivre, qu’il faisait plaisir à voir. On ne l’appelait que Tromba (trompette) ; naturellement je l’avais surnommé Goula, et toutes les fois que je l’apercevais, je ne manquais pas de lui dire :

C’est mon ami de cœur, nommé Goulatromba ;


plaisanterie d’un goût fort médiocre, j’en conviens, mais qui avait le privilège de faire éclater de rire celui à qui elle s’adressait, quoiqu’il n’en ait jamais compris le premier mot. Tromba, qui s’était trouvé le matin avec les Picciotti (c’est ainsi que nous nommions les Siciliens), ne s’était pas enfui avec eux, il avait bravement gardé son poste, et maintenant il se tenait au milieu de nous. Ce jour-là, il était encore plus chamarré que de coutume ; un tas de vieux sous s’entre-choquaient sur sa poitrine, et des galons sans nombre se tortillaient autour de ses bras. Il était gai comme un pinson et sautait comme un cabri. Il sonnait la charge sans s’arrêter, mais sa trop jeune poitrine ne suffisait pas à pareille besogne, et des couacs l’interrompaient à chaque instant. « Qu’as-tu donc aujourd’hui, Goulatromba ? lui dis-je. Tu ne sais donc plus ton métier ? — Ah ! répondit-il avec un grand éclat de rire, ma trompette a dîné en ville hier ; elle a mangé des canards, et maintenant ils se sauvent pour aller barboter dans le Vulturne. » Tout à coup il poussa un cri et jeta sa trompette avec colère. Un long filet de sang glissa sur son pantalon de toile écrue. Une balle lui avait percé la cuisse ; il se précipita sur un mort dont il enleva le fusil et prit la giberne ; puis il se mit à tirer. « Tromba, lui criai-je, va te faire panser à l’ambulance ! — Non, non, répondit-il, il faut que je tue ces chiens-là ! » Je le suivais des yeux ; il allait en avant, mordant sa cartouche et faisant le coup de feu comme un vieux troupier. Ah ! le pauvre petit trompette, quel grand cœur il avait ! Il tira cinq fois. Comme il allait recharger son arme, il renversa la tête en arrière et cria : « Ah ! Ah ! ah ! » Il tourna et tomba la face contre terre. On courut à lui. Un de nous le prit dans ses bras. Une balle lui avait traversé les deux tempes en lui crevant les yeux. Il était mort.

Medici commandait en chef à Sant’Angelo, et commandait bien ; Spangaro se multipliait ; Avezzana, armé d’une carabine de chasse, allait d’une position à l’autre et donnait l’exemple du sang-froid. Vers onze heures du matin, j’étais sur la route de Santa-Maria, près du poste qui servait de grand’garde, lorsque je vis revenir le colonel Dunn, marchant avec peine et appuyé sur deux soldats. « Où donc êtes-vous blessé ? » lui dis-je. Il leva la main, parut m’indi-quer, par-dessus son épaule, le terrain qui s’étendait derrière lui,