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de M. Lincoln a déjà protesté contre l’acte important qui vient de s’accomplir ; celui de M. Jefferson Davis, le président du sud, ne saurait manquer de l’imiter. Cette attitude des républiques anglo-américaines est l’un des côtés les plus intéressans de l’affaire, et cela précisément parce qu’elle met en relief le premier échec que va subir ce que l’on est convenu d’appeler la doctrine de Monroë. Ce prétendu droit international, qui n’a jamais été proclamé que par ceux qui l’ont inventé, se résume, comme on sait, dans cette pensée que l’Amérique doit être aux Américains. Tout donne à supposer que l’homme d’état qui la formula entendait seulement parler de l’agglomération anglo-américaine envisagée au point de vue de certaines éventualités ; mais l’esprit moderne n’a pas tardé à lui donner une tout autre portée. Or, quoi qu’on puisse penser de l’intervention de M. Lincoln, qui n’a sans doute pas voulu avoir l’air de déserter dès son avènement les traditions de la Maison-Blanche, cette portée se résume surtout dans l’extension de l’esclavage. Oui, M. A. de Gasparin vient de le démontrer clairement dans le généreux écrit qui jette une si triste lumière sur la situation et les tendances de la nouvelle fédération du sud, l’Amérique aux Américains n’a jamais signifié dans ces derniers temps que l’Amérique aux esclavagistes. C’est pour la doctrine de Monroë qu’on a fait la première guerre du Mexique, et indigné l’Europe en convertissant le libre Texas en état à esclaves ; c’est pour elle qu’on a lancé Lopez sur Cuba jusqu’à ce que mort s’ensuivît, Cuba pouvant faire un magnifique état à esclaves ; c’est pour elle et pour son plus grand honneur qu’on tient à ce que le Mexique soit laissé dans cette sanglante agonie, qui est la honte de notre époque, le Mexique pouvant former à un moment donné quatre magnifiques états à esclaves. C’est pour elle enfin, il n’en faut pas douter, que se sont nouées à Santo-Domingo les menées qui ont failli aboutir. Or il n’est pas démontré (et ici nous différons d’avis avec M. de Gasparin) que la fédération esclavagiste du sud soit mort-née. Il n’est pas démontré qu’une résipiscence plus ou moins prochaine doive être, pour elle la seule issue de la crise où elle s’est si aveuglément précipitée. L’audace de ses résolutions, l’habileté de sa conduite, ses premiers avantages, les ressources dont elle dispose, bien des causes enfin peuvent concourir à lui constituer au moins pour un temps une existence nationale. Eh bien ! que cette existence s’établisse, et la doctrine de Monroë va commencer avant longtemps son œuvre de propagande et de conquête. Pourrait-on admettre qu’une pareille éventualité ne dût pas préoccuper sérieusement l’Europe ? « Pour Dieu ! ne nous mêlons pas à tout cela ! » a dit lord John Russell. C’est là un conseil qui a pu être bon dans un moment donné ; mais qu’il nous soit permis de croire que lord John, en parlant ainsi, n’exprimait pas la