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versatilité que ce revirement semble révéler. Il suffit de soumettre à un examen impartial les faits aujourd’hui connus pour sainement juger sa conduite et comprendre que, toute la pensée politique du libertador de 1843 se résumant dans la résolution bien arrêtée de soustraire son pays au joug haïtien, il a dû chercher à faire non pas le mieux, mais le moins mal possible dans cette voie. Repoussé par l’Espagne et la France, il se tourne vers l’Union américaine ; mais à peine a-t-il la révélation qu’un changement dans les circonstances politiques a rendu l’ancienne métropole accessible, qu’il fait une volte subite et revient à elle. Cette prétendue versatilité est donc au contraire la manifestation d’une volonté des plus persistantes. Il faut d’ailleurs constater un fait significatif qui a dû donner à penser au président Santana. En 1856 (nous aurons à revenir sur ce point), l’Espagne avait reconnu à certaines conditions l’indépendance de son ancienne colonie. L’une de ces conditions était ce qu’on a nommé la clause de l’immatriculation, qui permettait aux natifs d’origine espagnole de recouvrer leur nationalité castillane moyennant certaine déclaration à faire sur des registres spéciaux. L’élite de la population s’empressa de se faire immatriculer, manifestant ainsi hautement sa sympathie pour son ancienne métropole. Cette sorte de rapatriement alla si loin que le gouvernement se vit un moment obligé de choisir pour ministres de la république ces matriculados qui avaient perdu leur nationalité dominicaine. Il paraît hors de doute que c’est ce mouvement qui, après avoir vivement froissé d’abord Santana, a fini par le convaincre et l’entraîner. Est-il rien de plus légitime dans nos idées actuelles qu’un revirement ainsi motivé ? Malgré la mobilité trop habituelle à cette population, elle nous montre par sa conduite actuelle qu’elle est du moins restée fidèle à l’esprit de cette première manifestation. Jamais en effet révolution n’a été plus pacifiquement accomplie que celle qui vient de réincorporer la colonie à sa métropole. Une simple proclamation a suffi pour faire arborer partout le drapeau de Castille[1], et les forces militaires

  1. Il n’est pas sans intérêt de reproduire cette proclamation, dont le langage élevé prouve qu’il y a encore du pur sang castillan chez ces descendans des premiers colonisateurs du Nouveau-Monde :
    « Dans la très noble et très loyale cité de Santo-Domingo, le dix-huitième jour du mois de mars 1861, nous, soussignés, réunis dans la salle du palais de justice de cette capitale, déclarons que, par notre libre et spontanée volonté, en notre propre nom comme en celui de ceux qui nous ont conféré le pouvoir de le faire, nous proclamons solennellement pour notre reine et souveraine la très haute princesse doña Isabelle II, déposant entre ses mains la souveraineté que nous avons exercée jusqu’à ce jour en qualité de membres de la République-Dominicaine.
    « Nous déclarons en outre que c’est par notre libre et spontanée volonté, comme par celle du peuple dont nous sommes ici les représentans, que nous voulons que tout le territoire de la république soit annexé à la couronne de Castille, à laquelle il appartenait avant le traité du 18 février 1850, en vertu duquel sa majesté catholique reconnaissait comme indépendant l’état qui aujourd’hui, de sa propre volonté et spontanément, la reconnaît de nouveau comme sa souveraine légitime. En foi de quoi nous avons signé en due forme de nos propres mains.
    « PEDRO SANTANA, ANTONIO A. ALFAN, JACINTO DE CASTRO, FELIPE FEIINANDEZ D. DE CASTRO. »