Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au monde que dans certains cas une cause juste obtient toujours la victoire. Il est certain que nous eûmes tous un moment de tristesse en comprenant que nous ne mènerions pas jusqu’au bout la grande aventure entreprise ; mais il nous fut difficile de blâmer le Piémont, car nous qui connaissions bien sa situation en Italie, nous savions, et de reste, qu’il ne pouvait faire autrement que d’intervenir. On a jugé sévèrement la conduite du roi Victor-Emmanuel, on a crié à la violation du droit des gens, on a parlé d’ambition démesurée, de conquête, d’usurpation. Cependant la cour de Turin fut absolument contrainte à marcher en avant, la situation était telle que la fameuse phrase d’Hamlet, si souvent citée : « être ou ne pas être, » était réellement devenue la question. Les peuples ne se modèrent pas aussi facilement qu’on semble le croire, et il est tel moment où, sous peine de mort et, qui pis est, de déshonneur, il faut les suivre dans la voie qu’ils ont choisie.

L’appel des populations des Marches et de l’Ombrie ne fut point une démonstration en l’air, ce fut un cri de douleur arraché par la souffrance à toutes les poitrines ; c’était un appel désespéré comme on en entend dans les naufrages, et il méritait d’être écouté. Les troupes piémontaises firent acte d’humanité en franchissant la frontière et en passant sur le corps des troupes pontificales ; de plus, elles firent acte de prudence. A-t-on bien songé à ce qui pouvait advenir, si nous nous étions trouvés les premiers en présence de l’armée papale ? Dans mon inébranlable conviction, la victoire ne pouvait être douteuse. Nous avions vingt-cinq mille hommes de très bonnes troupes pleines d’enthousiasme, combattant pour la patrie, pour une idée sacrée ; nous nous serions fournis à Naples d’un matériel excellent et nombreux ; derrière nous, nous laissions une réserve imposante, et de plus tout le pays était pour nous, par sympathie, depuis le dernier paysan jusqu’au plus riche propriétaire : nous eussions été vainqueurs, je le crois fermement. Qu’arrivait-il alors ? Rome avait bien de quoi tenter, Venise aussi, et celui qui nous commandait n’a jamais douté de rien. Mieux que le manteau du Romain, la casaque rouge de Garibaldi eût renfermé la paix du monde. Si à ce moment la paix n’a pas été universellement troublée, c’est à l’acte décisif du Piémont qu’on en est redevable.

Il y a plus, et dans une sphère d’idées plus générales, je dirai que, sous peine de déchéance, le Piémont devait se jeter tête baissée dans la bataille. Sa situation depuis la campagne d’Italie, la paix de Villafranca et le vote de l’Italie centrale lui a imposé des devoirs auxquels il ne peut faillir. Il sait, à n’en point douter, que l’Italie ne veut pas être annexée à lui, mais qu’elle veut être indépendante sous le sceptre librement choisi du roi Victor-Emmanuel. Jusqu’à présent,