Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/600

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la table de mon hôte et de m’entretenir familièrement avec lui. La conversation eut lieu en italien ; de temps à autre cependant, le général s’exprimait en français, et il le faisait avec une facilité, avec une sûreté magistrale que je n’ai jamais rencontrée chez aucun homme de son pays. Sa voix, pleine, harmonieuse, où la douceur se mariait à la force, semblait l’expression même de son caractère ; chacune de ses paroles était relevée, non par le sel attique, mais par le sel plus noble du savoir et de l’enthousiasme ; il déployait enfin dans ces causeries familières une éloquence bien rare chez les hommes d’action.

« Lorsque je lisais, il y a quelques années, les Souvenirs d’Italie du major Hoffstetter, qui contiennent un excellent tableau des événemens de 1849, et qui m’intéressèrent surtout par maints détails sur la vie de Garibaldi, je ne soupçonnais pas que j’aurais si tôt cette bonne fortune de voir en face le vaillant capitaine et de m’asseoir à la table hospitalière du défenseur de Montevideo et de Rome. L’entretien tout naturellement nous amena bientôt à la première période de sa vie d’aventures, et il était bien difficile qu’il n’y fût pas question de sa femme, morte aujourd’hui, qui joua dans ces événemens un rôle si héroïque. Parfaitement initiée aux douloureuses circonstances qui accompagnèrent et même, il faut bien le dire, qui causèrent la mort prématurée de cette noble créature, j’aurais hésité pourtant à rappeler un tel nom, si Garibaldi lui-même ne m’eût prévenue. Il parut touché de voir que je gardais un souvenir si fidèle, si vivant, de tous les épisodes dans lesquels l’amazone brésilienne déploya surtout son courage et sa présence d’esprit. Le même enthousiasme qui enflammait son visage chaque fois qu’il était question de sa chère patrie animait sa voix et ses yeux (sa voix plus émue seulement et ses yeux mouillés de larmes), quand il parlait de l’héroïne d’Imbituba, de Lagès, de Caquari et de Morso da Barra !

« Mais ce n’étaient pas seulement les qualités héroïques, c’étaient aussi les vertus féminines de son inoubliable Anita, qu’il était fier de glorifier. Il ne se lassait pas de vanter son dévouement d’épouse et de mère, sa cordialité, sa courtoisie charmante, et, se tournant vers sa fille, il lui recommandait avec une paternelle affection de se proposer toujours l’imitation d’un si beau modèle.

« J’avais été témoin en 1849 de l’enthousiasme excité par Garibaldi, lorsqu’il s’était empressé d’accourir dans la ville éternelle pour la délivrer du joug. Si à cette époque déjà ces acclamations, ces tonnerres de vivat avaient trouvé un écho dans mon cœur, le respect que m’inspirait désormais le héros de la liberté était bien autrement profond et cordial. Sans doute ce n’est plus le personnage que j’avais vu à Rome ; il ne porte plus sur ses épaules l’élégant manteau de l’Amérique espagnole ; il n’a plus à son chapeau la plume d’autruche flottant au vent, plus de Maure au costume pittoresque pour lui servir d’écuyer, plus de partisans dévoués se pressant autour de lui et obéissant à un signe de sa main… Simplement et modestement vêtu, ayant pour seul entourage deux vieux amis qui habitent avec lui, il vit paisible sur son rocher désert. L’exploitation d’une terre inculte est l’objet de son activité ; l’éducation de ses deux chers enfans est la joie de sa vie. Ce n’est pas toutefois, sachez-le bien, ce n’est pas l’inertie du desespoir,