Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/593

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le silence est revenu. Écoutez ! c’est l’aboiement d’un chien, c’est le hennissement bien connu d’un cheval. Pourquoi donc ce cri d’angoisse, mon pauvre Ballerino ? Je me mets à la fenêtre. Une paix majestueuse est répandue sur la nature endormie. La lueur de la lune se joue sur les ondes classiques du lac des Quatre-Cantons, tandis que le mont Pilate, dressant sa cime superbe environnée de ténèbres, rêve à l’antique grandeur des enfans de l’Helvétie.

« Un léger frémissement agite l’allée des Châtaigniers. Qu’est-ce que ce groupe d’hommes qui s’avancent dans l’ombre ? Pour qui ce convoi sans appareil au milieu de la nuit ? C’était l’enterrement de Baffone. Une fosse qu’un frère dévoué a fait creuser dans un endroit écarté de son beau domaine va recevoir mon serviteur fidèle. Lecteur, que me reste-t-il à te dire ? Ce 29 août fut le dernier des cent et un jours sur mon cheval, et dans le même tombeau où reposent les restes de Baffone sont ensevelies maintes belles espérances dont je te destinais la fleur. Mon rêve d’un voyage en Espagne, ce rêve caressé par moi depuis tant d’années, était anéanti pour jamais. Il fallut bien me consoler avec une excursion dans l’Ile Maddalena. »


Malgré notre désir de ne pas manquer à la courtoisie, nous sommes obligé d’avouer que cette âme si sensible est singulièrement fantasque, et que, dans la mobilité de ses impressions, elle traite parfois d’une façon bien cavalière les plus chers objets de son culte. C’est pour aller rendre visite au général Garibaldi, c’est pour obtenir de lui le manuscrit de ses mémoires qu’elle se décide subitement à quitter Rome, tant elle est impatiente de révéler à l’Allemagne les vertus du héros ; mais, au lieu d’aller droit à son but, elle passe trois mois à flâner sur son cheval, elle fait un voyage en zigzag, elle cherche les routes désertes, puis elle va se reposer à Aix-les-Bains, elle entre en Suisse, elle s’arrête à Lucerne, et finalement elle prend un goût si vif à cette capricieuse odyssée, que l’idée lui vient de faire brusquement volte-face pour se diriger vers l’Espagne. Si son cheval Baffone n’était pas mort à Lucerne, Elpis Melena, toujours escortée par son dragon, rentrait en Savoie, traversait la France du midi et pénétrait en Espagne par les Pyrénées. Adieu Garibaldi ! Mais le cheval Baffone est mort ; Garibaldi la consolera de la mort de son cheval. Tout cela est fort étrange. Il paraît toutefois que le héros de Caprera a pardonné ces irrévérences à sa fantasque admiratrice, puisqu’il lui a confié si libéralement ses manuscrits et ses notes ; ne soyons pas plus sévère que le héros.

Toutes les îles de la Méditerranée sont connues par les récits de voyageurs habiles (je résume en quelques mots plusieurs pages d’Elpis Melena) ; la Corse a été peinte, et de main de maître, par M. Gregorovius, la Sardaigne par M. de LaMarmora, l’île d’Elbe par M. Valéry, la Sicile par lady Power ; Capraja, Ischia, Procida, Capri, Stromboli, toutes enfin ont eu leurs peintres ou leurs poètes…