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lampes, lampes de toute couleur, de toute forme, de toute dimension, avec des devises, des allégories, des armes, et les ornemens les plus variés. La façade du palais destiné à recevoir le pape ressemblait à un océan de lumière qui menaçait d’engloutir dans ses flammes toutes les maisons voisines. La petite marine de Sinigaglia contribuait aussi à la fête : dans le port, qui pénètre jusqu’au sein de la ville, navires, felouques et barques se pressaient l’un contre l’autre, et il n’y avait si petite chaloupe au mât de laquelle on ne vît s’enrouler les bannières et étinceler les lampes, tandis que la flottille prenait part aux manifestations de la joie publique par les salves de ses canons.

« Sans pouvoir sonder le fond des cœurs, sans pouvoir mesurer dans cette ovation quelle part revenait à la dignité du souverain pontife, quelle part à la personne même du pape, à Mastaï-Ferretti, bourgeois de Sinigaglia, ignorant enfin si le principal mobile de cet enthousiasme était l’amour-propre flatté de ses concitoyens ou l’espoir qu’ils concevaient encore pour l’avenir dans le libéralisme de Pie IX, je parcourus les galeries de ce temple de la joie, si brillamment improvisé, jusqu’au moment où je commençai à sentir que j’avais fait dans la journée quarante et quelques milles à cheval. Comme j’avais une course égale à fournir le lendemain, je pensai qu’il était sage de regagner mon gîte. Aussi bien la fête commençait à prendre le caractère d’une bacchanale, et je fus heureuse d’atteindre enfin le seuil de la rustique habitation où je devais passer la nuit.

« Ma surprise fut grande d’y être reçue par le gonfalonier et le syndic… Ces messieurs, après la cérémonie, avaient trouvé chez eux mes lettres de recommandation, et avec l’obligeance la plus aimable ils s’étaient empressés de se rendre à ma modeste demeure, où ils m’attendaient depuis quelque temps. Je reconnus bien chez eux la gracieuse et chevaleresque courtoisie de leur frère, mon vieil et bien cher ami, monseigneur B… Quel malheur, me disaient-ils, que vous ne soyez pas arrivée hier soir à Sinigaglia et que vous n’ayez pas assisté à l’entrée du pape, — non pas pour voir la splendide décoration de la ville, ce qui en reste encore peut vous en donner une idée, — mais pour observer l’âme si humble, si sensible, si reconnaissante de Pie IX au milieu de ces solennelles acclamations du peuple ! A la vue de sa ville natale, qu’il avait quittée depuis tant d’années, son émotion fut si profonde, si violente, qu’il essaya en vain de la vaincre, et qu’il lui fut impossible de répondre à l’impétueux enthousiasme de ses concitoyens autrement que par ses bénédictions et ses larmes. Au moment où les notables désignés par la ville l’introduisirent dans le palais royalement disposé pour le recevoir, il refusa d’y établir sa demeure, et voulut absolument passer la première nuit dans l’humble maison où il a reçu le jour. Tout le temps qui ne fut pas consacré à sa haute mission, il l’employa auprès des amis de sa jeunesse, auprès des personnes de toute classe qu’il avait familièrement connues dans la vie privée, leur prodiguant à tous les marques d’une affection inaltérable, s’informant surtout des pauvres, des malheureux, et avisant aux moyens d’adoucir leur misère.

« Il est tout naturel que les habitans de Sinigaglia aient témoigné une vénération si enthousiaste à leur compatriote devenu souverain. Quel que