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un grand et dangereux voyage. Elle était chargée déjà d’un enfant, sa petite fille, et n’avait de suite que sa femme de chambre et un ecclésiastique inférieur (un quasi-domestique). Cette fille à garder n’était pas un petit embarras, étant de plus fort belle. Il n’y eut pas moyen de l’empêcher de suivre. Mme Guyon en prit la charge comme imposée de Dieu ; elle la tenait au plus près d’elle, ne la couchant que dans sa chambre et avec elle. Elles faillirent périr ensemble sur le Rhône, souffrirent beaucoup en mer. Nul moyen d’aller que par Gênes ; mais Gênes, nouvellement bombardée par les Français, pouvait leur faire un très mauvais parti. À grand’peine trouva-t-elle un muletier pour passer l’Apennin. Elle avait envoyé en avant son ecclésiastique pour préparer l’établissement en Italie. Le muletier, un Génois très suspect, avait en main cette pauvre caravane de femmes ; il les mène droit dans un bois de voleurs. Mme Guyon ne s’étonne pas, reste calme et sourit. Voilà des gens interdits, en déroute, qui ne savent que dire. Ces incidens la troublaient si peu, que, le long du chemin, elle versait son cœur, ses rêveries, épanchait son livre sublime, et fort dangereux, des Torrens ; tout cela plus passionné dans l’âpreté de l’Apennin. La pauvre fille en fut enivrée et comme anéantie. À l’arrivée, elle tomba malade ; âme et corps, tout lui échappait.

On dut avertir les parens, et ils crurent sottement que Mme Guyon voulait la faire tester en sa faveur. Ils envoyèrent son frère en hâte pour la ramener. Elle se remettait, mais refusait, disant qu’elle aimait mieux mourir. Quelle fut sa surprise quand Mme Guyon elle-même se mit du côté du frère et lui conseilla de retourner ! Le déchirement fut si cruel qu’elle changea tout à coup, jeta là sa dévotion, montra le fond du fond, la passion, l’attache personnelle et la furie de la douleur. Son frère l’arracha, l’emporta, mais si ulcérée, si haineuse qu’elle dit tout ce que lui firent dire les ennemis de Mme Guyon. Elle vomit mille calomnies contre elle, tourna en hontes ses bontés, ses tendresses. Tout cela dit, épuisée de fureur, elle pleura, eut horreur d’elle-même, et de remords perdit l’esprit[1].

C’était un terrible danger avec Mme Guyon. Elle semble ne pas l’avoir compris. Elle vous prenait votre âme innocemment, sans rien mettre à la place, sans rien communiquer de sa sérénité. Elle supposait convertis ceux qui se donnaient à elle, elle s’en séparait sans peine, ne leur laissant que le vide, la plus terrible aridité. Aucune âme vivante ne lui fut nécessaire. Sa plénitude et sa puissance ne furent jamais si grandes qu’en parfaite solitude. Elle monta alors

  1. Mme Guyon, dans sa vie, écrite par elle-même, parle deux fois de cette fille (nommée Cateau Barbe), mais très brièvement. Il y a plus de détails dans les lettres de dom Richebraque. — Voyez Œuvres de Bossuet, édition de 1836, t. XII, p. 35, 36.