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elle-même. Tant qu’il était près d’elle, c’était un saint. Loin d’elle, il s’évanouissait pour ainsi dire, n’était plus rien. La prison, « qu’elle supporta très bien de longues années, fut mortelle à Lacombe. Il se mourait de mélancolie. Sa tête faiblissant, il finit par écrire (ce qui avait peut-être été le vrai secret de sa vie) qu’il était éperdu, désespéré d’amour. Elle sourit, et dit : « Il est devenu fou. » C’était vrai, et il mourut tel.

Cette attraction était universelle. Ses ennemis et ses persécuteurs y cédaient à la fin. Même sa belle-mère y céda, et se mit à l’aimer. Même la vieille fille insolente qui l’avait tant persécutée, elle l’aima avec emportement, et quand Mme Guyon quitta la France, elle mourut, dit-on, de regret.

Une pieuse ligue de dévots l’envoyait à Genève, comptant sur sa séduction. Elle donna en partant son bien à sa famille, se réservant une petite pension, n’emportant rien que son dernier enfant, sa toute petite fille, et quelques livres, entre autres Griselidis et Don Quichotte. Elle avait été bien longtemps elle-même l’infortunée Griselidis, martyre du mariage, et elle continuait de l’être en savourant « l’amère douceur des rigueurs du céleste époux. » Pendant six ans, elle courut la France, la Suisse et l’Italie, les nuages surtout et le pays de l’imagination, comme le chevalier de Cervantes ou ses touchantes Dorothées, réchauffant tous les cœurs, les amusant, les consolant, jetant partout son âme. Ce qui est très curieux, c’est qu’elle se croit très soumise au clergé, elle veut l’être ; mais les libertés de l’amour divin l’émancipent malgré elle. Elle fait créer deux hôpitaux, pas un couvent, pas une église. L’église et le couvent, Ce sont les Alpes, qui ont inspiré ses Torrens. Elle aime étonnamment le peuple et les petits, les paysans, les bergers, les troupeaux. Ses amis sont en toute condition. Ses tendresses, son admiration sont pour trois femmes de Thonon, marchande, serrurière, lavandière, humbles personnes unies en Dieu d’une sainte et suave amitié.

Ce qu’on tolérait le moins en elle, c’est qu’avec sa douce innocence elle voyait tout cependant, voyait les mœurs du clergé et les hontes intérieures du cloître. Sans critiquer ni censurer, elle encourage les pauvres religieuses à s’affranchir, à ne plus être le jouet du vice, à rompre telle habitude immonde que sa tyrannie imposait. De là des ennemis terribles, dont la rage la suit partout. Elle ne peut rester ni à Gex, ni à Annecy, ni à Grenoble, ni en Italie. On la disait sorcière. On éprouvait pour elle les sentimens les plus contradictoires. Une fille de Grenoble la détestait absente, présente l’adorait. Une autre, de la même ville, de bourgeoisie aisée, pleine d’esprit et d’une âme orageuse, tourna le dos aux amoureux, s’éprit de virginité et de Mme Guyon, et ne voulut plus la quitter. Elle partait pour l’Italie, où on l’avait souvent priée de venir. C’était alors