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C’était un roi depuis Colbert. Il entraînait, emportait tout. Il fut parfaitement averti de l’expédition de Guillaume, et il pouvait le retenir en lui lançant une armée en Hollande. Il soutint qu’on en voulait aux côtés de France, qu’on y ferait une descente. Quoi qu’on pût dire, il s’obstina jusqu’à faire démolir les travaux récens de Cherbourg, de peur que l’ennemi ne s’y fortifiât. Donc Guillaume passa à son aise. Ce terrible Louvois, avec toute sa capacité, en resta ridicule et n’en releva point. Dès lors on le croyait perdu. Ce fut bien pis quand la triste procession arriva d’Angleterre : la reine d’abord, bientôt le roi, tous les naufragés, lords et évêques, prêtres, jésuites, qui arrivaient à la file, c’étaient autant d’accusations. Saint-Germain enhardit Versailles. La cour osa parler, et c’était la voix du royaume, celle du roi, qui détestait Louvois.

Personne, pas même le maître, ne l’accusait en face. Tout était dans sa main. On n’eût pas affronté ce redoutable personnage, dont le travail immense faisait la vie de l’état, dont la violence et l’insolence, la permanente colère, étaient l’effroi de tous ; mais déjà on osait murmurer, parler bas. — Que ne parlait-on haut ? Il aurait pu répondre. Sa dernière, sa très-grande faute, d’où venait-elle ? Pourquoi avait-il eu le tort de porter toutes nos forces sur le Rhin ? Précisément parce que déjà il se sentait haï du roi, près de sa perte. Il avait cru se raffermir en arrangeant pour le dauphin une belle campagne ; il avait cru, en faisant briller là le fils du cœur, le petit duc du Maine, neutraliser le travail sourd qu’une certaine personne faisait contre lui dans les profondeurs de Versailles. Cette lutte intérieure avait été pour lui une fatalité. Pour qui avait-il fait les dragonnades, lui si peu religieux ? Pour expier son alliance avec la Montespan, trouver grâce auprès du parti dévot ; mais en même temps il en avait perdu tout le mérite en s’opposant violemment au mariage du roi, en l’empêchant du moins de couronner Mme Scarron, et il continuait d’empêcher la déclaration du mariage. Le roi ne l’osait pas Louvois vivant, et, Louvois mort, il ne l’osa point encore, recula devant sa mémoire, devant le mépris, la risée dont Louvois l’avait menacé, — de sorte que la fée survivante, assise près du roi dans un fauteuil égal, ne put jamais du fauteuil faire un trône, et trouva dans Louvois, même mort, son empêchement définitif. Rien d’étonnant qu’on cherche à le perdre ; mais, lui perdu, tout ira à la dérive. Seul encore de sa forte main, il garde un certain ordre.