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un chant suraigu éclate au milieu de la foule, c’est quelque femme déjà possédée, qui par un cantique espère hâter l’arrivée du saint. On amène plusieurs hommes de la garde nationale et on les distribue, ici pour maintenir la circulation auprès des portes, là pour empêcher la foule de se précipiter dans la sacristie, plus loin, pour défendre le chanceau de l’autel contre ceux qui tenteraient de l’escaler. La porte de la sacristie s’ouvre enfin, et un cri de joie éclate sous les voûtes. En grande pompe, on apportait l’image de saint Janvier couvert d’un voile rouge brodé d’or ; on s’écarta pour le laisser passer. Porté par un chanoine, précédé par deux gardes qui écartaient le peuple, le saint s’ouvrit un chemin à travers ses adorateurs, qui furtivement tâchaient de toucher le voile de leur main qu’ensuite ils baisaient ; la précieuse idole put enfin franchir les trois marches de l’auteur, et sur la nappe blanche on l’exposa. On enleva le voile, et le buste d’argent apparut, éclatant comme un poêlon fraîchement étamé. Ce que je vis alors est fait pour rendre modestes ceux qui dans leur vie se sont crus aimés, car jamais être humain n’inspira l’amour qu’on témoignait à cette tête immobile. Les femmes criaient : « O saint Janvier, mon petit saint Janvier, saint Janvier de mon cœur, de mes entrailles et de mon âme ; saint Janvier, saint Janvier ! » Vers lui elles tendaient leurs mains crispées, des larmes coulaient de leurs yeux renversés par l’extase, leur lèvres tremblantes jetaient des mots confus et lui envoyaient des baisers, les tendons de leur cou, saillis comme de grosses cordes, remuaient au battement précipité des artères ; quelques-unes, plus enivrées que les autres, avaient écarté leur fichu et se frappaient la poitrine à coups de poing en poussant des appels lamentables. Jamais femmes de Tahiti ivres d’eau de feu et dansant autour de la statue de Taroa n’ont eu des contorsions si sincères et des cris d’un si grand amour. D’une voix nasillarde on chantait les louanges du saint, des encens brûlaient autour de lui, des cierges brûlaient à ses côtés et jetaient des reflets fauves sur sa face luisante. On l’habillait cependant ; sur son front, on a posé la mitre enrichie de pierres précieuses ; à ses épaules, on a attaché le pallium de pourpre brodé d’or, relevé d’améthystes ; à son doigt, on a passé l’anneau épiscopal. À cette vue, les cris redoublèrent : « Qu’il est beau ! c’est lui, c’est bien lui, ô mon cher saint Janvier ! » et recommencèrent aussi les génuflexions, les baisers, les tremblemens nerveux. Près de moi, une grande jeune fille sanglotait. « Qu’avez-vous à pleurer, lui dis-je. — Ah ! répondit-elle, il ne me regarde pas ! » En effet, elle était placée de façon à ne pouvoir rencontrer les yeux du buste. Une tempête de clameurs aiguës, profondes, joyeuses, désespérées, impérieuses, suppliantes, allaient se heurter aux voûtes et retombaient sur nous. Les