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pas Mme Sand qui a inventé Juliette et Leone, pas plus que l’abbé Prévost n’avait inventé Manon et Desgrieux ; c’est la nature elle-même.

Au reste, je ne prétends pas faire des romans de Mme Sand un traité de morale pour faire suite aux Essais de Nicole et à la collection des sermonnaires français. Elle a bien ses péchés, ses sophismes, ses erreurs et ses paradoxes. Plus d’une fois, comme nous tous peut-être, elle a parlé lorsqu’elle aurait aussi bien fait de se taire, et elle s’est tue lorsqu’elle aurait dû parler. Plus d’une fois, dans le choix de ses sujets, dans sa manière de les traiter, dans la prédilection qu’elle a laissé percer pour certains personnages et certaines doctrines, elle a obéi à des curiosités équivoques et à des entraînemens fâcheux. Qui ne le sait ? Eh bien ! que ceux des membres de l’Académie qui savent vraiment ce que c’est qu’un artiste ou un poète lui jettent la première pierre !

Il y aurait bien des pierres, je le crains, à jeter dans le jardin de l’Académie, si ses membres devaient être jugés selon les principes que l’on a fait valoir pour écarter la candidature de Mme Sand. Sur les trente-neuf membres existans, j’en pourrais bien nommer une vingtaine qui ont commis les mêmes péchés que Mme Sand ou un des péchés analogues, et qui ont fait à la morale les mêmes accrocs qu’on lui reproche. Combien d’entre eux ont été au moins une heure en leur vie, factieux et révoltés ! combien se sont élevés contre un préjugé régnant ! combien, dans leur désir de gloire, ont touché aux sujets défendus et fait résonner des cordes que personne n’avait osé faire résonner avant eux ! Je crains que l’anathème lancé contre l’immoralité de Mme Sand ne retombe tout droit sur quelques-uns des membres les plus illustres de cet aréopage. Là a siégé M. de Chateaubriand, l’auteur de René et d’Atala, le chantre des passions dangereuses, le peintre immortel des âmes ardentes jusqu’à l’inceste, exclusivement il est vrai. Là siège M. de Lamartine, l’inventeur de la mélancolie poétique, le chantre de Jocelyn le lévite amoureux et de l’ange tombé du ciel. Là siégeait naguère le révolutionnaire poétique par excellence, M. Victor Hugo, l’auteur des hardiesses du Roi s’amuse, de Ruy Blas et de Notre-Dame de Paris. Là siègent M. Sainte-Beuve, auteur de Joseph Delorme et de Volupté ; M. Prosper Mérimée, auteur de la Double Méprise, d’Arsène Guillot et de l’Abbé Aubin. Là siégea le grand poète Alfred de Musset, l’auteur des Contes d’Espagne et de Namouna. Je n’ai nommé que des poètes, mais ce ne sont pas les poètes seuls qui ont le privilège des doctrines immorales au sens où certains orateurs de l’Académie entendent, paraît-il, ce mot d’immoral. Parmi les écrivains politiques qui font partie de l’Académie, je trouve MM. Thiers et Mignet, les semi-apologistes de la terreur, de la montagne, du comité de salut public, de la fête de l’Être suprême et du décret par lequel la convention voulut bien consentir à reconnaître l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. J’y rencontre aussi le nom de M. de Falloux, qui a fait l’apologie de l’inquisition et qui a trouvé dans son esprit fertile en ressources des excuses pour la Saint-Barthélemy. Il y a dans l’histoire des événemens d’une moralité douteuse, et sur lesquels le monde discute encore : telles sont la terreur et la Saint-Barthélemy. Il est parfaitement permis, selon nous, de professer une opinion favorable à ces événemens ; mais beaucoup de gens ne sont pas de notre avis. Demandez à certains légitimistes ce