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snow). Je me regarderais sans cela comme indigne de l’homme sous la protection duquel je vais la placer… »

La réplique de Johnson débute ainsi : « Je puis déplorer ce que vous avez fait, chère madame ; mais je n’ai aucun prétexte de vous en vouloir, puisque vous ne m’avez fait aucun tort personnel. Je me bornerai donc à pousser un dernier soupir de tendresse, peut-être inutile, sincère à coup sûr, etc. » Puis il engageait le nouveau ménage à ne point quitter l’Angleterre. Il y vivrait avec plus de dignité, plus de sécurité qu’en Italie. « Vous y serez classés plus haut, et votre fortune sera surveillée de plus près. » Enfin il se comparait à l’archevêque de Saint-André, tentant, mais en vain, d’arrêter Marie Stuart au moment où elle allait franchir l’irréméable bras de mer qui séparait son royaume de celui d’Elisabeth. Ce dernier conseil en effet ne fut pas mieux écouté que l’autre ; mais avant de s’embarquer, mistress Piozzi adressa une bonne et affectueuse lettre à ce vieil ami qu’elle avait paru trahir.

Lord Macaulay connaissait-il à fond tous les détails de cette affaire quand, en écrivant la biographie de Johnson, il lançait un si terrible anathème à la mémoire de mistress Piozzi[1] ? "Nous sommes presque tenté d’en douter. Cet historien si exact confond les dates et oublie des faits essentiels. Il se montre plus sévère que l’homme dont il prend en main la cause. Johnson effectivement, dans la lettre dont nous avons cité le début, rend hommage à « ces bontés qui ont adouci pour lui vingt années d’une existence vouée au malheur. » Maintenant il est matériellement faux qu’à la suite de son attaque d’apoplexie (1783), il fut confiné, isolé, abandonné dans son affreux logement de Bolt-Court. Rarement il y passa, durant les deux dernières années de sa vie, plus d’un mois de suite. Au moment du mariage de mistress Piozzi, il se mettait en route pour une excursion champêtre. On a des lettres de lui datées de Lichfield, au mois d’octobre 1784, c’est-à-dire pendant que mistress Piozzi jouissait en Italie du brillant accueil qu’y recevait son mari. Pour elle, chose bizarre, elle était considérée d’un peu haut par les nobles de Milan et de Brescia. La femme d’un brasseur, songez donc ! Et l’on craignait que Piozzi ne se fût mésallié. C’est elle qui, en riant, constate

  1. «… Au moment où il s’affaissait sous une complication de maux (1783), Johnson apprit que la femme dont l’amitié avait fait seize ans le bonheur de sa vie épousait un violoniste italien, que tout Londres criait honte sur elle, et que les journaux étaient remplis d’allusions à la matrone d’Éphèse… Il déclara avec emphase qu’il chercherait à oublier qu’elle eût jamais existé ; il ne prononça plus son nom, et jeta au feu tout ce qui pouvait la lui rappeler… En attendant, elle fuyait les rires et les sifflets de ses compatriotes,… et apprenait à Milan, au milieu des collations, des concerts de Noël, que la mort venait de frapper l’homme remarquable au nom duquel son nom reste à jamais uni. » — Œuvres diverses de Macaulay.