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leur responsabilité jusqu’au matricide inclusivement. Elles hésitèrent, elles reculèrent à leur tour. Piozzi, engagé vis-à-vis d’elles, fut relevé de ses promesses. Il revint à petit bruit, et le 25 juillet 1784 la noble Salusbury, la riche Thrale devint la femme d’un musicien lombard. Johnson, qui avait essayé de combattre, — un peu trop tard, — une résolution peut-être immuable ; Johnson, qui disait brutalement à son amie, en lui parlant de Piozzi : « Madame, ce n’est pas seulement un chien laid, un chien stupide ; mais c’est encore un vieux chien[1],… » lui écrivit, à l’occasion de cet hymen, qui le désobligeait personnellement au plus haut point, une lettre vraiment curieuse, en réponse à la circulaire qu’elle avait adressée aux quatre exécuteurs testamentaires de son défunt époux, afin de leur notifier ses nouveaux plans d’existence.


« Madame, lui disait-il, si j’ai bien compris votre lettre, vous êtes ignominieusement mariée. Si la chose est toujours à faire, causons-en, je vous prie, encore une fois. Si vous avez abandonné vos enfans et votre religion, Dieu vous pardonne ce grave méfait ! Si vous avez abdiqué votre pays et votre réputation, puisse votre folie ne pas vous entraîner plus loin ! Si l’acte définitif n’est pas accompli, moi qui vous aimais, qui vous estimais, qui vous respectais, qui vous ai longtemps servie, moi qui vous ai crue longtemps la première de votre sexe, je vous supplie, avant que votre destin soit irrévocablement fixé, de me recevoir encore une fois, moi qui fus, qui fus autrefois, madame, bien sincèrement à vous[2]. »


La réponse fut plus polie, mais tout aussi catégorique. Mistress Thrale refusait nettement l’entrevue proposée, bien que « l’acte » fatal ne fût point accompli, et déclarait ne vouloir plus accepter une correspondance devenue injurieuse. « Mon second mari, ajoutait-elle, est par sa naissance l’égal du premier. Ses sentimens sont aussi élevés, sa profession n’est pas plus avilissante, et sa supériorité dans l’art qu’il exerce est connue du monde entier. C’est donc, à votre avis, son défaut de fortune qui rend cette union ignominieuse ?… La religion dont il a toujours été un adhérent zélé lui enseignera, je l’espère, à pardonner des injures qu’il n’a point méritées ; la mienne, je l’espère aussi, me les fera supporter à la fois avec patience et avec dignité. Entendre dire que j’ai « abdiqué ma réputation » est véritablement la plus cruelle insulte que j’aie jamais reçue. Ma réputation est pure comme la neige (as unsullied as

  1. Piozzi avait justement l’âge de mistress Thrale. Il n’était réputé ni pour sa beauté, ni pour sa laideur. Il n’était point pauvre et venait de prêter à son amie, toujours embarrassée d’argent, un millier de livres sterling. Sa fortune particulière, quand il mourut, montait à 200,000 fr. environ.
  2. Signée Samuel Johnson et datée du 2 juillet 1784. Il y a un post-scriptum : « Si vous le permettez, je descendrai vous voir. »