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chanter le duettino de l’Amore soldato, et des airs de Creso, d’Erifile, de Rinaldo, etc.

Sacchini resta sur le continent. Piozzi revint en Angleterre. Johnson après la mort de Thrale avait conservé les mêmes rapports d’intimité avec sa veuve. Il habitait l’été Streatham-Park. La mère et les filles allaient-elles à Brighton, il les y accompagnait. Cependant Johnson vieillissait. Son humeur devenait de plus en plus âpre, ses caprices de plus en plus incommodes. Il forçait parfois les amis de la maison, révoltés de son despotisme, à lui céder la place. Piozzi au contraire se montrait doucement, affectueusement assidu, et sa voix, de plus en plus chère (cara voce, écrivait mistress Thrale dès les premiers jours de 1782), contrastait agréablement avec les rudes éclats, l’emphatique déclamation, le perpétuel grondement dont Johnson emplissait la maison. Le docteur ne s’inquiétait guère de ce rival obscur. Un Italien, un chanteur ! Il en parle dans ses lettres, à cette époque, avec un laisser-aller dédaigneux. « Piozzi arrive… Nous allons être deux à vous aimer, », écrit-il. On parlait d’un voyage en Italie, Streatham-Park ayant été loué à lord Shelburne, et Johnson comptait bien partir avec son amie. À raison même de ceci peut-être, le voyage fut contremandé. On continua de vivre, comme par le passé, l’hiver à Londres, l’été à Brighton ou à Bath, et Piozzi, lentement, sûrement, gagnait du terrain. Enfin, au printemps de 1783, la trop sensible veuve, après avoir combattu de son mieux, et très sincèrement, le penchant vainqueur, finit par s’engager formellement à épouser Piozzi. À peine le secret de cette promesse fut-il deviné, qu’une véritable tempête s’éleva sur tous les points de l’horizon : articles de journaux, pamphlets, caricatures, épigrammes commencèrent à pleuvoir, et avec un si formidable ensemble, que la pauvre femme sur qui venait s’abattre l’orage ne se crut pas de force à y tenir tête. Ses filles l’accusaient de les déshonorer ; Piozzi était représenté comme un de ces « chasseurs de dot, » qui, chez nos voisins, sont à peu près mis au niveau des coupeurs de bourse. Il recula, lui aussi. Il offrit de rendre lettres, billets, engagemens, tout ce qu’on voudrait. Mistress Thrale accepta ses offres. Sur sa demande[1], Piozzi quitta l’Angleterre, et tout semblait dit, quand un beau jour on s’aperçut que le chagrin minait, dévorait l’infortunée veuve. À quarante-deux ans, l’amour est une maladie fort périlleuse. Les médecins avertirent les filles de mistress Thrale qu’en laissant se consommer le sacrifice exigé par elles, elles engageaient

  1. Elle déclare expressément dans ses commentaires manuscrits sur sa correspondance qu’elle avait prié Piozzi de s’éloigner, afin d’apaiser les journaux (to tame the newspapers) : singulier témoignage des abus, et peut-être aussi de l’utilité d’une presse libre jusqu’à la licence !