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deux entrevues avec le premier ministre (lord North), qui d’abord sembla prendre à cœur la réussite de cette combinaison : elle échoua cependant, le ministre s’étant avisé qu’il aurait dans l’ex-jacobite rallié un auxiliaire incommode et peut-être compromettant. Burke pensait que Johnson aurait été un debater de premier ordre. D’autres juges, tout aussi experts, croyaient au contraire que les mérites d’un causeur, parlant à ses heures, s’arrêtant à son gré, jamais contredit, jamais interrompu, n’impliquaient en aucune façon le don de l’improvisation publique et de l’argumentation longuement et savamment présentée. « J’aurais voulu essayer, » dit Johnson quand on lui parla de cette controverse sur ses talens hypothétiques. — « Plût à Dieu, ajouta Boswell, qu’on vous en eût donné la chance ! » Et mistress Thrale remarque là-dessus avec un rare bon sens : « Boswell pouvait se passer cette fantaisie de curiosité ; les ministres ne le pouvaient point. Succès ou chute eût également amusé Boswell ; mais lord North, l’affaire venant à mal tourner, n’aurait pas trouvé la plaisanterie très piquante. »

Peu à peu, tout en conservant à Londres et son logement, et l’étrange ménagerie d’êtres humains qui s’y étaient successivement installés[1], Johnson fit partie intégrante de la riche famille où il venait de s’impatroniser ainsi. On le soignait malade, on le supportait bien portant ; la maison tout entière se pliait à ses mœurs bizarres, et le riche brasseur tenait compagnie jusque bien avant dans la nuit à ce terrible veilleur, « qui ne se couchait, disait-il, que pour laisser dormir les autres. » Quant à mistress Thrale, elle discutait, elle argumentait, elle forçait le docteur à se réveiller, à s’animer ; elle provoquait ses facultés engourdies par la bonne chère, et quand elle avait tiré quelque étincelle de cet esprit vigoureux, — paradoxe ou vérité, saillie joviale ou triste, maxime pompeuse ou aveu cynique, peu lui importait, — elle exhibait un de ses petits portefeuilles et notait la chose. De ces memoranda de poche, elle remplissait un cahier par semaine, et cet exercice dura vingt ans. Ceci seul caractérise et l’époque et la femme.

En leurs voyages, les Thrale emmenaient avec eux leur ours familier. Or il n’aimait, à vrai dire, que la vie de Londres, le brouillard de Londres, la fumée de Londres. Du voyage au contraire, il ne goûtait que le mouvement de la voiture : « la vie n’a pas beaucoup de choses meilleures que celle-ci, » s’écriait-il quand les chevaux de poste prenaient le galop. Et dans une autre occasion, avec cette pompe d’expression qui caractérisait et ses écrits et sa causerie : « Si je n’avais aucuns devoirs et ne tenais aucun compte de l’avenir

  1. Lord Macaulay l’a décrite avec beaucoup d’esprit et de verve.