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fortune. Ces circonstances ont cessé d’exister. L’état des esprits tend chaque jour à changer au Caucase, et l’aigle à deux têtes a saisi dans ses serres la proie qu’elle ne laissera plus échapper. Le cœur des montagnards tressaille encore sans doute au souvenir d’un chef dont ils étaient fiers ; les populations n’ont encore peut-être rien perdu de ces sentimens de respect et d’amour qu’elles firent éclater, lorsque, sur la route de Gounib à Temir-Khan-Schoura, elles se précipitaient à la rencontre de Schamyl prisonnier, — les femmes poussant des clameurs et pleurant leur imâm, les hommes empressés de baiser le pan de ses vêtemens. Comment ce souvenir subsisterait-il iongtemps, vivace et actif, chez une jeunesse qui a tous les instincts que fait éclore le printemps de la vie ? Le devoir dicté par une bouche impérieuse et sacrée, l’émulation militaire, l’enthousiasme de la liberté, habilement développés et entretenus, pliaient cette jeunesse à un ascétisme exagéré et la rendaient docile à de dures prescriptions ; fumer, danser, jeter un regard même furtif sur une femme, étaient des péchés graves aux yeux de l’apôtre. Tout en convenant que c’est par cette austère et mâle discipline que Schamyl l’avait élevée jusqu’à l’héroïsme, elle ne pouvait s’empêcher de regimber intérieurement contre le frein mis aux séductions de l’âge, aux penchans les plus doux du cœur. Des compagnons enjoués, esprits fins et sceptiques, comme le trésorier Khadjio, quelle que soit leur bravoure personnelle, ne sont point taillés pour devenir de puissans agitateurs, des chefs entraînans et obéis.

Ce n’est pas tout : une partie des populations du Daghestan est livrée à l’industrie. Ruinées par la guerre ou troublées dans l’exercice de leur pacifique activité, elles se taisaient sous un joug de fer ; elles s’arrangeront d’un autre régime, favorable à leurs intérêts matériels, avec cette facilité égoïste que le culte de ces intérêts suscite et entretient. Au Caucase, comme partout ailleurs, le montagnard est âpre au gain. L’appât de l’or, distribué sous forme de pensions ou de gratifications, l’attrait des distinctions honorifiques, la perspective d’une carrière ouverte et d’un avancement dans les rangs de l’armée russe ou dans le service civil, sont des séductions d’un effet non moins puissant. Habilement employées et répandues avec profusion, elles ont déjà déterminé plus d’une abjuration. Schamyl lui-même a préparé à son insu ce travail d’asservissement en détruisant les chefs et les clans indépendans ou opposés à ses volontés, et la Russie, triomphant par la chute d’un seul homme, n’a plus maintenant qu’à se substituer à lui.

Avant 1845, les expéditions ne consistaient qu’en de grandes razzias, dirigées sans un plan d’ensemble, contre une tribu ou un aoûl rebelle ; elles se bornaient à l’invasion d’un point déterminé ; mais