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hétérogènes : Schouanat pouvait être tentée de revenir au christianisme, et dès lors elle était perdue pour lui. Il était encore dominé par l’impression pénible que lui avait laissée la scène qui s’était passée au camp russe lorsque les prisonniers y furent amenés de Gounib. Kerima, sa belle-fille, étant allée prendre congé de son père Daniel-Bek, celui-ci fit dire qu’il retenait la jeune princesse, et qu’il ne voulait plus la rendre. À cette nouvelle, Schamyl entra en fureur et proféra des menaces de mort contre Daniel-Bek. Celui-ci, de son côté, jurait que, malgré son respect pour l’imâm, son chef, il poignarderait sa fille de sa propre main plutôt que de la laisser à Gazy-Mahomet. Le colonel Trampovskii, chef de la chancellerie de campagne du commandant en chef, eut toutes les peines du monde à calmer l’un et l’autre ; enfin sa conciliante intervention mit fin à cette altercation de famille, et le fils de Schamyl conserva sa femme. L’imâm a réuni maintenant tous les siens auprès de lui, et il mène avec eux une existence tranquille et très retirée.

Un jour, le commissaire du gouvernement lui ayant apporté les trois premiers mois d’avance de sa pension, Schamyl s’assit sur le tapis pour écrire le reçu et signa : « Schamyl, serviteur de Dieu. » sans autre qualification. « Quel imâm suis-je maintenant ? ajouta-t-il en courbant la tête ; je ne puis plus être utile en rien à ceux dont le choix m’avait décerné ce titre. Quel imâm suis-je ? » Dans une autre circonstance, il disait : « Il ne me reste plus maintenant qu’à prier pour l’empereur et la prompte pacification du Caucase. » Touchantes et mélancoliques paroles, aveu d’une âme résignée avec fermeté, révélation d’un esprit net et sensé et qui a l’intuition de l’avenir ! Avec sa profonde et lucide perspicacité, Schamyl a compris que tout rôle politique est fini non-seulement pour lui, mais encore pour toute ambition qui aurait la prétention de le remplacer et de continuer sa mission. Si, comme doctrine religieuse, le muridisme compte encore des adhérens au Caucase, s’il inspire à des âmes inflexibles ou passionnées un amour indomptable de l’indépendance et une haine inextinguible du nom chrétien, — comme dogme agressif et militant, il a cessé de régner. Il a fallu des hommes profondément convaincus de la sainteté de leur apostolat, capables de tout sacrifier et de tout braver, doués du talent de commander, de se faire craindre à la fois et aimer, apparaissant avec la double auréole du pontife vénéré et du guerrier victorieux, pour grouper autour d’eux une poignée de pâtres pauvres et grossiers et les retremper dans cet unanime élan qui les a poussés à de si grandes choses. Or les hommes de la valeur de Gazy-Mollah, cet intrépide et habile partisan, ou de Schamyl, génie militaire et politique, ne se produisent que rarement, et pour que leur activité puisse se déployer et réussir, il faut le concours favorable des circonstances et l’aide de la