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à l’imâm ? C’est ce dont il est permis de douter ; il a sur la charité sa théorie bien arrêtée, qui n’admet ni distinctions, ni restrictions, et qui ne se préoccupe nullement de l’indignité de celui qui reçoit l’aumône ou de l’emploi qu’il en fait. D’ailleurs, suivant son éternelle réponse et l’argument, par lequel il tranche en dernière analyse toutes les discussions : « Rien de tout cela n’est écrit dans ses livres. »

Par un de ces contrastes qu’offre le caractère tout primitif de Schamyl, cette extrême naïveté s’allie à une instruction théologique et littéraire assez étendue. Il connaît très bien l’arabe, l’idiome sacré de l’islamisme. Sa langue maternelle, celle qu’il parle en famille, paraît être le dialecte de la province où il est né, l’Avarie ; mais il se sert aussi facilement du tartare-koumoukh, qui est très répandu dans le nord du Caucase. Dans une visite qu’il fit le 3 (15) octobre 1859 à M. Kazem-Beg, professeur à l’école des langues orientales de Saint-Pétersbourg, il montra qu’il connaissait les bons ouvrages de la littérature arabe, et en examinant la bibliothèque du savant professeur, il raconta tristement que ce qu’il regrettait le plus dans son désastre était sa belle collection de manuscrits, pillée complètement par ses propres murides.

Nous ne craindrons pas de multiplier ces détails intimes. Ce n’est pas un homme seulement que nous ferons ainsi connaître, c’est le peuple même dont Schamyl est à la fois le chef et comme la personnification. Après avoir montré sous son vrai jour le caractère de l’imâm, on nous permettra donc de décrire de plus près encore sa physionomie. Quoiqu’il soit aujourd’hui plus que sexagénaire, il paraît encore robuste ; très haut de taille, il a les épaules carrées, la ceinture mince. On avise tout de suite en lui un de ces types si caractéristiques du Caucase : tête ovale, traits réguliers, yeux gris, nez long, extrémités du corps fines, surtout les pieds. Sa démarche est posée et ne manque pas de dignité ; elle est un peu alourdie par l’âge, les fatigues de la guerre et par les dix-neuf blessures qu’il a reçues, et dont la plus grave est le coup de baïonnette qui lui transperça la poitrine et entama le poumon[1]. La méditation, les austérités et les agitations de son existence ont sillonné sa figure de rides profondes. Si on l’étudie dans l’excellente photographie due à un artiste habile de Tiflis, M. Moritz, lors du passage de Schamyl dans cette ville, et qui est entre nos mains, il est impossible de ne pas être frappé de l’air calme et austère dont elle est empreinte, sans exclure cependant une nuance de bonté. L’œil caché sous d’épais sourcils annonce l’alliance de la résolution et de l’audace ; levé vers

  1. Pas une de ces dix-neuf blessure ne provient d’une arme à feu. Ce sont des coups de baïonnette, de sabre ou de toute autre arme blanche, et le meilleur certificat de la bravoure de celui qui les a reçus face à face avec l’ennemi, et en le serrant de près.