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plutôt un starovère (vieux croyant), expression qui dans la pensée de l’auteur répond à l’idée que suggère pour nous le mot de puritain. Un grand nombre de sectaires (raskolniki) russes s’étaient réfugiés dans les montagnes, et vivaient en colonies, auprès de Véden et dans le Daghestan, sous la protection de l’imâm. Ils avaient la permission de construire de nouvelles églises, de réparer les anciennes et de pratiquer les cérémonies de leur culte en toute liberté, sans être astreints envers Schamyl à aucune redevance ou à aucun acte de soumission. Les troupes russes étant arrivées auprès de Véden, Schamyl fit transporter les raskolniki plus loin, à Schoubouty, où il leur assura un asile.

Sa charité pour les pauvres va jusqu’à la prodigalité. Maintes fois il a fallu prémunir son inexpérience contre les stratagèmes d’une pauvreté simulée et les obsessions du vice qui tend la main. Son trésorier, le fidèle Khadjio, en parcourant la ville, répandait l’argent en charités à tort et à travers ; souvent même ces largesses tombaient sur des drôles qui, après les avoir reçues, en faisaient sous ses yeux l’usage le moins édifiant et allaient les porter immédiatement au cabaret. Schamyl, étant allé faire une visite à l’archimandrite, recteur du séminaire de Kalouga, vit dans la bibliothèque de cet ecclésiastique un Évangile en langue arabe. S’étant fait prêter ce livre, il s’enferma chez lui et se mit à le lire avidement. « Khop yaktchi (bien ! très bien !), dit-il, il y a là de très belles choses, mais beaucoup aussi que vous ne mettez pas en pratique. Il est écrit là dedans qu’il faut faire l’aumône de la main droite avec tant de discrétion que la gauche ne s’en doute point. Ce doit être très bien ! » Et il donna ses ordres en conséquence à Khadjio. Sur le soir, le commissaire du gouvernement, étant sorti pour faire un tour de promenade, aperçut le muride sur le trottoir, en tête-à-tête avec un homme qui lui prodiguait les salamaleks en présentant la main. C’était un vieillard couvert d’un manteau gris de laine grossière, sentant l’oignon et l’eau-de-vie. Khadjio, debout devant lui, la main gauche soigneusement cachée derrière le dos, tenait à la main droite un porte-monnaie d’où il retirait un rouble avec ses dents. Il fallut l’intervention du nouvel arrivant pour faire retirer l’effronté mendiant, qui se hâta d’empocher la pièce de monnaie et s’éloigna en grommelant. « Veux-tu savoir où va ton argent maintenant ? dit à Khadjio son interlocuteur. Eh bien ! regarde ! » Et il lui montrait le manteau gris disparaissant à l’entrée d’une maison dont la porte était surmontée de cette enseigne : débit d’eau-de-vie. « Donner ainsi de quoi aller au cabaret, n’est-ce pas comme si tu y allais toi-même ? — En vérité tu as raison, s’écria le trésorier de Schamyl, stupéfait et frappé de la logique de ce raisonnement ; sois tranquille, je lui raconterai sans faute ce que j’ai vu aujourd’hui. » Cette petite leçon aura-t-elle profité