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ses premiers succès militaires le lui donnèrent, et lui valurent la confiance et le dévouement des populations ; la victoire le consacra comme l’élu du ciel. Prêtre avant tout, il dut appuyer son pouvoir sur une base théocratique ; c’est au nom de Dieu et du prophète qu’il dictait ses ordres et prescrivait une obéissance absolue. Son premier devoir était d’organiser la guerre sainte ; il en fit le but direct ou indirect de toutes ses institutions. Au milieu des périls et des occupations sans nombre que la direction de cette guerre lui attirait, son activité et son génie pourvurent à tout. Il abolit les injonctions brutales et sanguinaires de l’adat pour y substituer un code régulier ; il transforma des bandes indisciplinées en une armée permanente, docile et aguerrie ; du sein du chaos, il fit surgir un système de gouvernement civil et d’administration. Son œuvre avorta par la catastrophe qui livra l’imâm à ses ennemis ; mais la grandeur du résultat, une résistance soutenue pendant vingt-cinq ans, avec les plus faibles moyens, contre des ressources inépuisables, atteste la puissance du génie qui l’avait conçue et en partie réalisée. Nous voudrions essayer de décrire ses principales réformes, en consultant les communications directes et verbales qu’il a faites à l’auteur de sa biographie.

Pour l’assister dans la décision des affaires, Schamyl avait créé auprès de lui un conseil suprême (divan), dont il avait la présidence, et composé de ses murides les plus éclairés et les plus dévoués, des principaux chefs de la montagne et de ses secrétaires (mirzas). En 1840, ce conseil siégeait à Dargo, dans la Grande-Tchetchenia. Plus tard, en 1845, il le transporta dans sa résidence de Véden. Nous connaissons plusieurs de ses membres les plus considérables : Akhverdi-Mahoma, Hadji-Mourad, le meurtrier de Hamzat-Bek, et ancien régent de l’Avarie, Kibit-Mahoma et Daniel-Bek, sultan d’Yeliçoui[1]. Le savant Taschav-Hadji, un des hommes les plus influens

  1. Kibit-Mahoma, comme Daniel-Bey, a fait sa soumission en 1859. Akhverdi-Mahoma était l’un des soldats les plus intrépides de Schamyl. On l’a vu souvent se précipiter seul, le schaschka en main, sur les bataillons russes, bravant la mort, qui a fini par l’atteindre à Schatyl, aoûl du pays des Khevsours, il y a une quinzaine d’années. La fin de Hadji-Mourad, l’un des chefs de la cavalerie de l’imam, est encore plus dramatique. Il s’était soumis et avait été distingué par le prince Vorontzof, qui l’admettait à sa table. En 1852, près de Noukha, dans la Transcaucasie, Hadji-Mourad se promenait avec trois des siens, sous l’escorte de deux Cosaques de la suite du prince et appartenant au régiment de Mozdok. On passe devant un tombeau. Le montagnard s’informe ; on lui dit que là repose un chef mort les armes à la main en refusant de se rendre. À ce souvenir, qui réveille en lui le caractère indomptable de sa race, il s’arréte comme si un vertige l’avait saisi. On le voit descendre de cheval, se promener devant le tombeau, puis s’arrêter en murmurant une sorte de prière. Soudain il saute en selle, décharge ses pistolets sur les deux Cosaques et prend la fuite. Bientôt cerné, il se défendit longtemps avec ses compagnons. Seul survivant, criblé de blessures, il tire son poignard, et, se dressant par un suprême effort, il crie : « Coupez ma tête maintenant ! » M. de Gilles, Lettres sur le Caucase, p. 133-134 : — Dans ces derniers temps, le conseil de Schamyl comptait six membres effectifs, Mohammed-Effendi de Kazy-Koumoukh, Radjabil-Mahoma de Tcherkef, Yahïa-Khadjio, chef de l’artillerie, Djemâl-Eddin, beau-père de l’imam, Khadjio-Debir de Karana, et Mittlik-Mourtazali, commandant des murides gardes du corps ; — de plus, deux secrétaires, Mohammed-Khadi et Amir-Khan.