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Schamyl prononça alors le nom de Gazio de Karata. Le candidat proposé répondit qu’il fallait un homme d’une expérience consommée, d’un courage éprouvé, et ayant mérité déjà par des services éminens la confiance et la sympathie générales, et que Schamyl seul réunissait ces conditions. Il le conjura au nom de tous de se décider. Schamyl resta inébranlable et proposa tour à tour chacun des assistans, puis chacun des chefs influens du pays. Gazio, fatigué de ses refus, l’interpella directement : « Les Russes, lui dit-il, nous entourent de tous côtés ; c’en est fait de nous, si nous n’avons personne pour nous commander ; le peuple a hâte de se retirer ; une fois dispersé, il sera impossible de le réunir de nouveau, et il ne va plus savoir à qui obéir. Es-tu donc, toi aussi, notre ennemi ? »

La réponse de Schamyl fut une autre variation du thème qu’il avait mis en avant. Il objecta qu’il lui paraissait impossible de gouverner des tribus indisciplinées et de soutenir en même temps la guerre contre un ennemi terrible. Lui ou tout autre échouerait inévitablement dans cette double tâche. Si elle pouvait être entreprise et menée à bien, il fallait qu’elle fût accompagnée d’une réforme radicale des institutions et des mœurs, opérée d’après les bases du Koran. Il ajouta que si lui-même était jamais imâm, il se croirait obligé en conscience de faire observer la loi de Dieu dans toute sa rigueur, et que ce zèle ne manquerait pas de lui attirer une foule d’ennemis. — Tous lui répondirent qu’ils étaient disposés à obéir aveuglément à ses ordres, et qu’ils répondaient de la docilité de la nation. Sur ces assurances réitérées, Schamyl donna enfin son adhésion. À l’instant, les membres du conseil lui offrirent leurs remercîmens et leurs hommages, et, après s’être prosternés tous ensemble pour faire la prière, ils allèrent annoncer cette nomination au peuple rassemblé et impatient : elle fut saluée et ratifiée par un immense hourra et des transports de joie. C’était le 20 septembre (2 octobre) 1834.

Une fois investi de l’autorité, Schamyl apparut à tous, non point en partisan aventureux comme Gazy-Mollah, ni en vengeur de sa cause personnelle comme Hamzat-Bek, mais comme un profond politique, un guerrier expérimenté et un habile administrateur. Les tribus éparses dans le Caucase oriental n’avaient d’autre lien entre elles que le principe religieux enseigné par le muridisme ; leurs associations momentanées ne duraient que le temps pendant lequel elles étaient sous les armes. Les réunir sous une même forme de gouvernement, sous une même loi acceptée et respectée par tous, faire enfin de ces membres épars un corps entier, doué d’une vie collective, une nationalité, tel est le plan qu’il se proposa. Il fallait d’abord confirmer sa mission par un gage visible, éclatant ; ce gage,