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survécu au drame de Himry, que cette version n’est qu’un roman, imaginé sans doute après coup pour rehausser la gloire de Gazy-Mollah, mort martyr de sa foi. La scène suprême de ce drame, telle que l’a racontée Schamyl, est peut-être encore plus extraordinaire et plus émouvante dans la vérité de ses détails. Un officier de l’armée du Caucase, M. Rouhovskii, qui s’est imposé la tâche d’étudier de près l’intéressant prisonnier de Kalouga et qui a obtenu de son gouvernement la permission de se mettre en communication journalière avec lui, a publié dans son Esquisse biographique de Schamyl les confidences qu’il a reçues, et il les a écrites, ainsi qu’il nous l’apprend dans son introduction, sous sa dictée. On peut considérer cette esquisse comme les mémoires de l’imâm déchu et son testament politique. Naturellement Schamyl s’est attaché à se disculper de tous les actes violens et odieux qui pouvaient lui être imputes, et à présenter son apologie. Son biographe a reproduit ces conversations avec une fidélité tellement scrupuleuse, que l’on serait porté à soupçonner en lui un désir involontaire de trouver son héros irréprochable et de nous le montrer réhabilité. Quoique le témoignage de Schamyl soit très discutable, lorsqu’il raconte à son point de vue particulier ou qu’il explique en sa faveur des faits qui lui sont personnels, on peut l’accepter avec confiance pour ceux où sa responsabilité n’est pas directement en jeu. Le récit de la mort de son ami est surtout curieux, parce qu’il nous fait connaître un incident important dans la carrière politique de Schamyl, et la cause qui retarda pour quelque temps son avènement à la dignité d’imâm et la fit échoir à un autre disciple de Mollah-Mohammed, le vaillant et ambitieux Hamzat-Bek[1].

Cerné de tous côtés dans Himry par les Russes, et après avoir perdu dans des combats longs et acharnés ou par la désertion et la fuite les six cents hommes qui s’y étaient renfermés avec lui, Gazy-Mollah se retira avec Schamyl et quinze murides dans une saklia

  1. Un autre fait de la vie de Schamyl qui appelle notre attention, et sur lequel ses révélations récentes ont porté la lumière, est son attitude pendant la guerre de Crimée. Il était resté, disait-on, dans une inexplicable inaction malgré des invitations réitérées de seconder les alliés contre l’ennemi commun. À cet égard, il s’est parfaitement justifié, et voici ce qu’il nous apprend. Dans les commencemens de cette guerre, les généraux commandant les forces turques à Kars et sur le littoral de la Mer-Noire lui firent proposer de venir les rejoindre dans l’Iméreth, à l’ouest de la Géorgie, et de combiner ensemble leurs opérations, tout en conservant pour lui son action principale dans le Caucase oriental. On faisait briller à ses yeux l’espoir de délivrer à ce prix son pays de la domination russe. Aussitôt l’imâm fit un appel général dans la montagne et convoqua tous les hommes en état de porter les armes. Il en réunit 12,000 environ 7,000 de cavalerie et 5,000 d’infanterie. Au printemps de 1854, il se mit en campagne, et, traversant le Daghestan dans une direction sud-ouest, il s’avança vers le cordon militaire qui forme la ligne lezghine des Russes, avec l’intention de surprendre Tiflis. Son plan était d’opérer une diversion en attirant les Russes du Caucase oriental vers les frontières de la Turquie d’Asie ; mais préalablement il crut devoir donner avis du mouvement qu’il projetait au pacha de l’Abkhazie Omer-Pacha très probablement, quoique Schamyl ne se rappelle plus au juste le nom du général turk avec lequel il fut en rapport dans cette occasion. La réponse du pacha ne se fit pas attendre ; mais, à la très grande surprise de Schamyl, au lieu des remercîmens auxquels il croyait avoir droit, elle ne contenait que des reproches, conçus en termes tolérables à peine vis-à-vis d’un simple subordonné, sur ton zèle, qui était qualifié d’intempestif. L’imâm fut vivement froissé ; mais, concentrant son dépit en lui-même, il jura que, dans toutes les occurrences possibles, il resterait spectateur passif de la lutte. Il envoya l’ordre à son fils Gazy-Mahomet, qu’il avait envoyé en avant avec sa cavalerie, de rentrer immédiatement et de venir le retrouver, à Véden, pendant que lui-même se dirigeait vers cette résidence en congédiant en route les troupes qui l’avaient accompagné.