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Gazy-Mollah comptait ses adhérens par milliers. C’était un des disciples les plus fervens de Mollah-Mohammed. Celui-ci, que son grand âge rendait peu propre à l’action, le désigna comme chef des montagnards et en même temps lui conféra le caractère sacré d’imâm ; il fut le premier pontife du muridisme. Intrépide guerrier, ardent prédicateur, il s’annonça à tous comme l’envoyé de Dieu, chargé de les affranchir du joug odieux des Russes. Son activité tenait du prodige, elle éclatait par les coups les plus hardis, les plus soudains, aux extrémités opposées de la chaîne du Caucase. L’habileté, la prudence avec lesquelles il les dirigeait, lui étaient inspirées par les conseils et l’expérience prématurée d’un jeune muride qui s’était déjà fait connaître par sa vie studieuse et austère, par sa supériorité dans le maniement des armes et les exercices gymnastiques, son intrépidité dans les combats et sa haute intelligence, et qui par ces qualités avait gagné l’entière confiance de l’imâm. Ce jeune muride était Schamyl. Né, comme Gazy-Mollah au village de Himry, dans le nord du Daghestan, il comptait seulement trois ou quatre ans de moins que luI. Le voisinage de leurs habitations les avait réunis pour les jeux de l’enfance et avait développé entre eux une amitié que les mêmes convictions religieuses et patriotiques rendirent de plus en plus étroite à mesure qu’ils avancèrent tous les deux vers l’âge viril. Dans sa jeunesse, Gazy-Mollah, était entré si avant dans la vie contemplative qu’il lui arrivait souvent de passer plusieurs jours de suite dans une silencieuse méditation, les oreilles bouchées avec de la cire pour rester complètement étranger au monde extérieur, immobile et muet comme une pierre, suivant l’expression de Schamyl. La voix publique désignait celui-ci comme le bras droit de l’imâm, comme le seul digne de le remplacer. Les éventualités de cette succession pouvaient se réaliser à chaque instant au milieu des périls que Gazy-Mollah se faisait un jeu d’affronter. En effet, au bout de deux ans d’apostolat, il périt dans Himry, assiégé par les Russes sous les ordres du général Véliaminof. M. Bodensted a tracé, dans un récit empreint d’une sombre et magnifique poésie, la fin du héros montagnard. Suivant la version qui l’a guidé, lorsque l’aoûl où s’était retranché Gazy-Mollah, et où il se défendit avec un courage désespéré contre des forces écrasantes, foudroyé par l’artillerie, ne présenta plus qu’un monceau de ruines fumantes et ensanglantées, lorsque les murides qui étaient autour de lui eurent tous succombé, il se prosterna pour faire sa dernière prière, et c’est dans cette attitude, les yeux levés au ciel, la main droite tendue vers l’orient comme vers la source de la lumière et de la liberté, qu’il reçut la balle qui lui donna la mort.

Mais nous savons aujourd’hui, par le seul témoin oculaire qui ait