Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/257

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’éclectisme où les genres successivement en honneur depuis trente ans essaieraient de se combiner. M. Sardou est à sa manière un des ouvriers de cette œuvre de pacification. SI vous soumettez à l’analyse les pièces de M. Feuillet, vous trouverez qu’elles se composent pour moitié d’élémens romantiques, et pour l’autre moitié, d’élémens fournis par l’école du bon sens, la comédie de Marivaux, plus quelques très légers atomes d’élémens réalistes. Soumises à l’analyse, les pièces de M. Sardou vous donneront un résultat analogue. Vous découvrirez qu’elles sont un amalgame de la comédie d’intrigue de Beaumarchais, de l’ancien vaudeville et de la moderne comédie réaliste. Il a pris à la comédie de Beaumarchais, qu’il semble avoir beaucoup étudiée, le mouvement, l’intrigue, le cliquetis des mots, les arabesques du dialogue. Il a pris son cadre bourgeois à l’ancien vaudeville, et dans ce cadre il a placé, non des portraits exprimant des caractères, mais des photographies heureusement venues, représentant des physionomies de la dernière actualité, des physionomies de 1860 et 1861. Il reproduit tous ces types passagers, produits de mœurs éphémères, qui n’existaient pas hier, qui n’existeront pas demain, toute cette partie de la nature humaine qui tient à la mode, au hasard, au caprice des événemens, car la mode et le hasard existent aussi dans l’ordre moral, et il y a toute une partie de l’âme humaine qui est soumise à leur empire. C’est cette partie éphémère de la nature humaine que reproduit M. Sardou, ces formes de sentimens qui passeront comme les formes des chapeaux du printemps, ces tournures de langage qui passeront comme la dernière coupe de nos vêtemens, ces plis de caractère et ces allures d’esprit qui ne tiennent à rien d’essentiel, et qui seront perdus aussi facilement qu’ils ont été contractés. Plus tard l’historien de mœurs trouvera dans les comédies de M. Sardou, — si, comme nous l’espérons, le jeune auteur continue avec autant de succès qu’il l’a commencée sa galerie de photographies, — les lions du Paris de 1861 et tous ces personnages enfantés par les circonstances du jour qui passe, — le cosmopolite par exemple sous toutes ses formes, — le cosmopolite sceptique et qui a renoncé à la suprématie des belles manières françaises depuis qu’il a vu les sauvages des îles Marquises et qu’il a causé avec des mandarins, — le cosmopolite énergumène et radoteur qui revient des États-Unis infatué d’américanisme et qui ne parle des choses les plus simples de ce pays qu’avec des superlatifs. Nous avons tous rencontré ces personnages amusans sur lesquels le hasard d’un voyage, d’une expédition, a enté un homme artificiel, qui n’existait pas la veille et qui se détachera demain de l’homme véritable, Prosper Block, qui revient de la Chine, ou le bourgeois Quentin, qui revient d’Amérique.

C’est à ce système d’éclectisme dramatique que le théâtre a appartenu cet hiver, si on peut dire sans exagération qu’il a appartenu à un système quelconque. Les représentans du réalisme se sont abstenus et ont laissé représenter l’honneur de leur système par l’heureux M. Émile Augier, qui, après avoir confisqué les meilleurs succès de l’école du bon sens, semble vouloir confisquer l’héritage de la comédie réaliste. Encore la comédie des Effrontés rentre-t-elle beaucoup dans ce genre mixte que nous avons signalé comme devant régner pendant un temps. Le romantisme lui-même, dans la personne de M. Bouilhet, a cédé aux exigences de la situation et a