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La curiosité du public commençait-elle à se lasser, vite on la réveillait par l’intercalation d’un corps de ballet composé de danseuses anglaises ou d’un pas de danse espagnole. Les mêmes spectateurs revenaient ainsi à plusieurs reprises, toujours avec la même curiosité banale, et s’en retournaient chaque fois avec la même satisfaction. Le succès de l’Orphée aux Enfers de M. Offenbach, qui a atteint le chiffre fabuleux de trois cents représentations, est un autre exemple mémorable des dispositions de ce nouveau public. Les acteurs s’étant avisés de transformer le libretto de cet opéra en une sorte de commedia dell’ arte, et de se livrer à tous les hasards d’une improvisation saugrenue, les mêmes spectateurs sont revenus infatigablement dix ou douze fois, pour voir ce que la pièce était devenue depuis le dernier soir où ils l’avaient entendue, et goûter les facéties nouvelles intercalées entre deux quinzaines par la verve bouffonne des interprètes. Le mot de cette situation dramatique a été dit par un riche oisif qui avait assisté à soixante-seize représentations de l’Orphée aux Enfers : « On va bien dans tel jardin public tous les soirs, et cependant le spectacle est toujours le même. On est sûr d’avance d’y rencontrer les mêmes figures, d’y voir les mêmes scènes, à quelques différences près. Ces différences, si légères qu’elles soient, nous suffisent ; un bon mot nouveau est dit, un visage inconnu passe devant nous, et nous n’en demandons pas davantage. Pourquoi serions-nous plus exigeans pour les spectacles ? » Voilà la vérité sur la situation dramatique actuelle ; vous voyez qu’il ne peut être question ni d’art ni de littérature. C’est un de ces faits accomplis que l’on constate, mais que l’on ne discute plus, un de ces faits qui sont intéressans pour l’histoire des mœurs, mais qui échappent à la compétence de la critique littéraire.

L’événement le plus intéressant qu’il y ait eu au théâtre depuis deux ans est certainement le début de M. Victorien Sardou. Sa comédie des Femmes fortes a renouvelé le succès qu’il avait obtenu l’été dernier au Gymnase avec les Pattes de mouche. Ce n’est pas un événement d’une importance capitale ; M. Sardou ne se propose pas de faire une révolution dans l’art dramatique, il se propose d’être amusant. Il n’apporte pas avec lui un genre nouveau, il arrive avec un vieux genre très connu, mais modifié ingénieusement selon les goûts du jour. Ce genre, c’est l’ancien vaudeville, élargi et agrandi de manière à créer l’illusion de la comédie d’intrigue. Le vaudeville avait subi une déchéance dans ces dernières années, et flottait entre deux conditions également désastreuses pour le bon goût et les mœurs ; gardait-il sa bienséance et sa gaieté légère d’autrefois, il paraissait artificiel et suranné et donnait l’impression déplaisante que donnerait un espiègle septuagénaire ; était-il franchement joyeux et vivant au contraire, c’était aux dépens de la pudeur et de la bienséance : décent, il déplaisait ; amusant, il rebutait. M. Sardou l’a pris flottant entre ces deux conditions désavantageuses, et lui a créé une condition mixte également éloignée de la grossièreté et de la bienséance factice. La comédie de M. Sardou est un compromis, une transaction, non-seulement entre l’ancien et le nouveau vaudeville, mais entre les genres dramatiques les plus divers. Nous avons déjà dit une fois, à propos de Rédemption et de M. Octave Feuillet, que tous les systèmes dramatiques exclusifs étant épuisés et ayant à peu près donné tout ce qu’ils pouvaient donner, notre théâtre allait traverser probablement une période