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impériale, ce que sont les cafés et les jardins publics pour les populations de notre moderne Paris. Jadis le spectateur français allait chercher au théâtre un plaisir exceptionnel, une volupté d’un ordre supérieur qu’il savourait d’avance, et à laquelle il se préparait pour ainsi dire comme le fidèle se prépare, — si profana licet componere sacris, — à goûter les joies austères de l’eucharistie. Quel joli sujet d’essai à la manière de Charles Lamb on pourrait faire sous ce titre : le Spectateur d’aujourd’hui, le Spectateur d’autrefois ! Un tel essai serait facilement un des plus piquans chapitres de l’histoire de nos mœurs. Quel contraste entre ces deux types du spectateur ! Autant le spectateur d’autrefois était curieux, naïf et ardent, autant le spectateur contemporain est dégoûté, nonchalant et blasé par l’habitude. Autrefois le spectacle était un plaisir qu’on s’accordait rarement. Pour les plus pauvres, c’était une fête qu’on arrangeait d’avance ; pour les plus riches, c’était le couronnement d’une journée de travail ou le complément d’une journée heureuse. On choisissait son spectacle, on ne prenait pas le premier venu, car on allait chercher une volupté exceptionnelle, d’un ordre rare et exquis, et on n’aurait pas voulu éprouver de désappointement. On était heureux même de l’espérance du plaisir qu’on se promettait d’éprouver, et la journée qui séparait le soir si désiré était troublée délicieusement par l’attente de ce plaisir. Et lorsqu’une fois on était entré dans la salle, comme on se sentait séparé du monde vulgaire ! Ce spectateur d’autrefois n’est plus, il s’en est allé où s’en vont les vieilles lunes et les débris des honnêtes et douces mœurs de la vieille France. Il a été remplacé par le spectateur moderne, qui est à la fois beaucoup moins naïf et beaucoup moins exigeant. Aujourd’hui le spectacle n’est plus pour personne un plaisir rare et exceptionnel. On ne se prépare plus d’avance à cette fête de l’esprit ; on ne sait pas la plupart du temps, après le dîner, si on doit aller au théâtre ou si on ne doit pas y aller. Le caprice, l’occasion et le hasard en décident. On ne se donne pas la peine de choisir son spectacle, le premier venu sera toujours excellent pour l’espèce de service qu’on réclame de lui. Un théâtre, n’importe lequel, se trouve sur votre passage ; vous y entrez comme on entre dans un café pour lire un journal du soir. Vous ne savez pas si les pièces qu’on va représenter sont bonnes bu mauvaises ; que vous importe, puisque le boulevard n’est qu’à deux pas de vous, et que vous êtes libre d’aller reprendre votre promenade capricieusement interrompue ?

Il faut des spectacles assortis aux dispositions morales d’un pareil spectateur, et les directeurs de théâtres n’ont pas tardé à le comprendre. Ce que demande ce spectateur, ce n’est pas un plaisir rare et exquis, c’est un plaisir facile et vulgaire qui laisse librement s’opérer le travail de la digestion, qui n’exige aucun effort ni aucune préparation de l’intelligence, qui se compose de décors, de costumes, et surtout d’exhibitions d’actrices et de danseuses. Point n’est besoin de renouveler l’affiche du spectacle pour attirer de nouveau ce spectateur blasé : un simple détail suffira, par exemple un nouveau décor ou l’addition d’une nouvelle danseuse. C’est ce que nous semble avoir admirablement compris le directeur de la Porte-Saint-Martin, qui a fait courir tout Paris à son théâtre, pendant six mois, avec la reprise du Pied de Mouton. La vieille féerie de Martainville était devenue un cadre élastique dans lequel on faisait entrer toute sorte d’exhibitions amusantes.